Somebody save me

J’ai revu H. une de mes élèves les plus en difficulté, sortie d’une SEGPA pour arriver dans une 3e générale, avec un contexte familiale très compliqué, des soucis avec l’autorité, etc, etc. [handicap de départ dans la vie + 100]

Je la vois arriver vers moi, un sourire immense aux lèvres et une grande fierté sur son visage.

« Madame ! Il faut que je vous dise, je pars en BAC Pro. J’ai été acceptée ! »

H c’est ce qu’on appelle l’élève compliquée, doux euphémisme pour dire « bombe à retardement ». Celle qui réclame dix fois plus d’attention qu’un élève lambda pour infiniment moins de résultats, avec laquelle vous choisissez vos mots soigneusement et qui met à l’épreuve le Yogi en vous.

Elle est grande, massive, elle a une grosse voix et elle fait peur aux garçons. Cette idée me fait encore sourire.

Elle s’entend très bien avec toutes les filles de la classe sur lesquelles elle exerce comme une aura. C’est une vraie rebelle. Et, ça, quand on a 15 ans, ça a de la gueule.

Elle a des problèmes avec certains profs, surtout les hommes en fait. Mais elle n’est pas ingérable en classe, c’est en dehors qu’elle se crée des problèmes. Et c’est très paradoxal parce qu’on est sans cesse partagé:

« J’aime bien H, elle est touchante et drôle. Ah ? le vélo du petit 6e ? »

La vie n’est jamais noire ou blanche.

Et la voilà, avec son sourire merveilleux, qui a enfin compris que son avenir lui appartenait. Qu’avec un minimum d’autodiscipline elle pourrait faire ce qu’elle voulait.

Quel bonheur ! Elle qui était absente un jour sur 3, renvoyée une semaine par mois, qui n’a jamais rendue aucun papier d’orientation. La voilà fraîche comme la rose, prête à prendre son avenir en main !

J’en pleurais de joie avec elle.

Alors c’est donc vrai ? On peut les sauver parfois ?

friends hug

*** sonnerie de réveil ***

Fuck.

– Wake me up when september ends – Greenday

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Au moment d’une pause entre deux heures de cours, mes 6e sont tranquillement en train de dessiner au tableau -si ça vous étonne, venez voir mes 3e jouer aux cartes – pendant que je remplis le cahier de texte sur Pronote. Quand tout à coup, j’entends la petite D demander:

« Tu es allée voir ma chaîne ? J’ai 45 abonnés maintenant ! »

Voilà deux mots clés qui parlent à toutes les personnes qui errent sur YouTube. Pour ma part, j’y passe un temps considérable. Je suis toutes sortes de chaînes allant de la cuisine, au sport, au développement personnel, au revue de livres, en anglais, en français, en québécois… ça a quasiment remplacé la télé.

C’est un réseau social que je trouve extraordinaire parce qu’il permet une grande liberté, à la fois pour le créateur de contenu (le Youtuber comme on dit) que pour celui qui regarde puisque on choisit sa programmation.

« Oui je suis allée voir, pas mal ton tuto. Et toi aussi Hélio (retenez ce pseudo, on va en reparler bientôt)  tu as une chaîne non?

-Ouai moi c’est du Gaming ! Si vous voulez voir en ce moment je joue à Lol. »

Alors pour ceux qui ne fréquentent pas les adolescents ou qui ne vivent pas avec un collectionneur de Playstation (non ça ne revient pas au même), du « Gaming » c’est créer du contenu consacré aux jeux vidéos et « Lol » ça ne veut pas dire qu’il rigole mais qu’il joue à League Of Legend. Ne me demandez pas en quoi consiste ce jeu, je viens de vous dispenser tout mon savoir.

A ce moment, je peux vous dire que j’ai laissé tombé Pronote et mon derrière de la chaise.

Mes élèves sont sur Youtube.

Mon cerveau a eu besoin d’une minute pour intégrer cette information.

« Dites, vous êtes nombreux à avoir votre chaîne ?

-Ben dans la classe il y a nous 3.

-Et vos parents sont au courant ?

-Ben oui évidemment ! »

Il y a donc des parents qui autorisent leurs enfants d’à peine douze ans à se filmer et à diffuser ces vidéos sur internet où la terre entière peut les voir.

Mes 6e ne sont pas contrariants, quand je leur ai demandé le nom de leur chaîne ils me les ont donné de bon cœur, m’ont même conseillée de m’abonner et d’activer la petite cloche pour ne rater aucune vidéo, un peu de promo ça ne mange pas de pain.

Et en rentrant à la maison au lieu de mettre mes vidéos habituelles je suis allée voir ce qu’ils fabriquaient sur internet.

Ce qui m’a rassurée c’est qu’ils ne sont pas si bêtes : je n’ai vu leur visage à aucun moment et ils ont tous les trois un pseudo. A priori leur identité est protégée. Ils n’ont que très peu d’abonnés, moins que vous n’avez d’ami sur Facebook, donc ils sont à l’abris des tarés qui ne savent que déverser leur haine et des salves d’insultes pour combler le vide de leur vie. Mais leur vidéos ne sont pas privées et croyez-le ils n’attendent qu’une chose, faire exploser le compteur de vues.

Quand ma génération, les trentenaires actuels, avait leur âge, on publiait des photos ou des déclarations d’amour anonymes au beau gosse du collège sur des (sky)blogs et ce n’était guère plus malin. Ce blog qui ne me sert qu’à m’épancher et consigner des souvenirs n’a pas beaucoup plus d’intérêt, j’en conviens.

Alors pourquoi est-ce que cela me met malgré tout mal à l’aise ? Quel cap ont-ils franchi?

C’est moi qui vieilli ou il y a quand même l’idée qu’ils jouent avec le feu ?

A méditer.