Pour la reprise des vacances, ma classe de 3e avait pour mission de réciter une scène de théâtre pour laquelle ils devaient imaginer une mise en scène. Bien grand mot pour ces frêles épaules, l’idée était simplement de penser placements et déplacements, éventuellement d’apporter quelques accessoires. Pas plus. C’est un exercice que je fais avec toutes mes classes chaque année. Je le trouve plus intéressant que la récitation de poésie, qui pourrait être extraordinaire, j’en conviens et vous renvoie au spectacle de Fabrice Luchini qui récite La Fontaine. Mais mes élèves ne sont pas (encore) Luchini. Le théâtre ça se joue à deux, ils sont plus en confiance.
La pièce que j’étudie en 3e est toujours la même: Antigone d’Anouilh. C’est une des plus belles pièces du répertoire français, la plus épurée et la plus forte. Je ne m’en lasserai jamais.
Comme chaque année, je découpe des scènes en binôme, je fais des corpus, on le lit, on l’explique. Ils choisissent eux-même leur binôme pour ne pas heurter leur pudeur adolescente et pour qu’ils soient en confiance.
4 semaines plus tard, oui je suis gentille, c’est le jour.
Chaque année, j’attends impatiemment cette séance qui a le don de révéler ceux qui sont cachés derrière leur classeur ou leurs vêtements trop grands.
Mes 3e sont d’un niveau très faible: ils n’ont pas le bagage culturel requis, ils écrivent assez mal, se contentent de paraphraser les textes et pour palier à ces difficultés: ils ne travaillent pas.
Le premier duo passe: deux filles qui ont choisi la scène où Antigone et sa soeur Ismène argumentent sur le bien fondé de la démarche d’Antigone à savoir enterrer leur frère Polynice au risque d’être condamnées à mort. La scène a été apprise, la récitation est propre, la note est excellente.
Deuxième groupe, même scène. Bon, ça arrive. Deux garçons cette fois. Je trouve le parti-pris intéressant. J’attends d’être surprise. A un moment la didascalie du texte précise « Antigone caressant les cheveux d’Ismène ». Evidemment quand G s’est approché de L pour lui caresser les cheveux, ça ressemblait plus à un frictionnage du cuir chevelu. Fou rire des acteurs.
« Ce n’est rien vous êtes nerveux. On va faire une pause, faire passer un autre groupe et vous reprendrez ensuite. »
Je leur explique quand même que les élèves eux ne riaient pas, que c’est la magie de l’illusion théâtrale, qu’à partir du moment où vous entrez dans le rôle tout le monde vous suit et qu’en riant, vous éteignez cette illusion. Le geste qui, à eux, comédiens, leur paraissait grotesque, n’avait en réalité choqué personne.
On continue: même scène, même fou rire.
Là c’est moi qui commence à monter en pression. Je m’énerve parce qu’ils massacrent un texte que j’adore, qu’ils ont tous choisi la même scène parce que c’était la première du corpus, qu’ils ont tous recopié le placement du premier groupe parce qu’évidemment ils n’avaient pas de mise en scène.
Je suis, sans mentir, d’une patience rare avec mes élèves. Quand je sens que la moutarde me monte au nez, je respire profondément et j’essaye de me dire que ce ne sont que des adolescents et qu’ils ne font pas exprès:
– d’être aussi BÊTES !!! me retiens-je de hurler.
Sonnerie
On reprend ça jeudi pour les groupes qui restent.
Le jeudi suivant arrive. On entame les éternels:
« Machin n’est pas là je peux pas jouer.
-Madame, je veux passer en demi-groupe je me sens pas là.
-J’aurais besoin d’un délai parce que cette semaine je suis chez mon père et que j’ai laissé mes affaires chez ma grand-mère parce qu’en fait ma mère était en déplacement… »
Passées ces préliminaires on peut reprendre. Chaque séance est différente après tout.
Les groupes passent ils arrivent à contenir leurs rires, je les ai autorisés à sauter la didascalie impudique. C’est appris mais c’est sans vie. Les notes sont très correctes ils ne sont pas là pour rentrer au conservatoire.
Mon dernier groupe passe, même scène. Une fille, L et un garçon, B.
B est un jeune homme très sensible mais en même temps très à l’aise dans ces chaussures. Il a une nonchalance naturelle. Pour un élève qui vient d’arriver cette année il s’est intégré à une vitesse incroyable. Il va jouer Antigone. L est plus sérieuse, c’est une très belle fille. Elle sera Ismène. Le choix des personnages est déjà pertinent.
Et là, sans crier gare, j’ai eu mon moment de grâce. C’était très beau, très émouvant. Il y avait la juste distance, pas de surjeu, pas de rire. B faisait glisser les longues mèches brunes de L entre ses doigts le regard dans le vague tout en récitant « Je ne suis pas le roi, je ne veux pas comprendre ».
Je ne sais pas s’ils ont réalisé que pendant 3 minutes toute la classe était suspendu à leurs lèvres, qu’un moment hors du temps venait de s’écouler et qu’eux-même étaient sortis de leur corps pour devenir d’autres.
Ils ont eu 20, ont été très étonnés mais contents.
Et moi, je continue de me dire que ces ados n’ont pas fini de me surprendre.
En fait c est toi juju qui ne cesse de me surprendre par cette maturite qui va en transcendence et qui ne fait que aspirer par la splendeur de ton style mon admiration continue j e suis epatee bravo!
J’aimeAimé par 1 personne
Ce sont des mots beaucoup trop beaux pour parler de mes petits textes sans prétention ☺
J’aimeJ’aime