« Dis moi encore que tu m’aimes »

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Vendredi après-midi, et comme d’habitude, quelle que soit l’heure de la journée, je récupère mes 5e boulet/bêta/bisounours (barrez les mentions inutiles) dans un état d’excitation beaucoup trop élevé pour mon niveau de fatigue.

Quelques minutes et trois menaces d’en jeter un par la fenêtre plus tard, les voilà installés à peu près au travail.

« Je vous ai préparé deux documents qui vont vous aider pour les deux grosses évaluations qui arrivent. Le premier, c’est la liste de toutes les leçons de grammaire qui seront à revoir pour le bilan. Si vous les avez perdues, vous prenez le classeur d’un camarade et vous faites les photocopies de ma part à l’accueil.

Le deuxième c’est la liste de tous les textes qu’on a lu pour la récitation. Comme ça vous ne rechercherez pas pendant des heures les passages entre crochets dans le livre.

-Ohhh merci madame ! s’écrie C. l’élève la plus volubile que la Terre ait portée. Mais vous nous aimez alors !

-Bien sûr que je vous aime, quelle question! »

Les mots ont été prononcés sans que je sache vraiment d’où ils sortent.

A ce genre d’appel à l’affect, d’habitude, je souris et je réponds la phrase que tous le profs du monde ont déjà sortie « Mais je ne suis pas là pour vous aimer voyons ! »

Nous vivons dans un monde où la norme c’est de dire à des enfants qu’on ne les aime pas.

Je me demande si c’est l’amour que nous avons sacralisé au point de ne jamais trouver légitime de l’afficher ou bien si nous avons oublié ce que c’était que d’aimer gratuitement. Y a-t-il une liste de personnes préétablies que nous sommes en droit d’aimer? Pourquoi est-il plus simple de taire ses émotions que d’admettre que l’on ressent quelque chose ?

J’aime mon métier, je me lève chaque matin heureuse d’aller travailler. Comme mon fils, mon travail est à la fois ma plus grande fierté, ma plus grande source de joie et aussi une des rares choses capables de me mettre dans une telle rage ou une telle fatigue.

Comment puis-je aimer mon métier sans aimer mes élèves ? Nous les accompagnons chaque semaine, nous écoutons leurs chagrins, leurs inquiétudes, les remettons dans le droit chemin ; certains ont des histoires si déchirantes qu’ils nous font rentrer à la maison le cœur lourd. Ils nous confient leurs secrets, leurs peines, ils se sentent valorisés ou trahis. A quel moment l’affect disparaît-il ? Il y a des nuits où je les vois en rêve, les retrouver permet de cacher le blues de fin de vacances.

Est-ce de la démagogie que de leur dire qu’on les aime, qu’on a plaisir à être en classe avec eux ? Est-ce si impossible d’admettre que nous sommes des êtres guidés par nos émotions et qu’il est impossible d’apprendre dans un environnement où la crainte et la distance sont les mots d’ordre ?

Combien de fois avons-nous parlé d’un élève en disant « non mais lui, il fonctionne à l’affect ? » A quoi fonctionnez-vous, vous ?

Evidemment, ils sont (souvent) énervants, usants, bavards, paresseux, de mauvaise volonté… Il n’y a pas une semaine, où on ne se remet pas en question. Est-ce que je leur sers à quelque chose ? Garderont-ils une trace de tout ce que je veux leur faire passer ?

Et puis, comme en amour, quand on ne l’attend pas, un mot suffit à vous regonfler pour le reste de la période.

« Déjà ? a demandé C. »

Pour une fois, je n’ai pas été la seule a me faire surprendre par la sonnerie.

Gaëtan Roussel – dis moi encore que tu m’aimes

Crédit photo: Robert Doisneau « La pendule »

3 réflexions sur “« Dis moi encore que tu m’aimes »

  1. Coucou ma belle Juliette, je viens de découvrir ton blog grâce à ta collègue au nom herbé, et j’avoue j’adore, c’est frais, envolé , juste, plein de sensibilité et de vie! Je continuerai de te lire…Carole

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