Où on a lu Baudelaire

Pour terminer cette drôle d’année, les 4e et moi-même, nous sommes lancés dans l’étude de la poésie amoureuse.

C’est ma séquence préférée; je la savoure et me la réserve comme un cadeau de moi à moi. Les poèmes sont changés chaque année au gré de mon humeur, de mes envies et de ce qu’ils font résonner à ce moment-là. Mais invariablement, je commence la séquence par Baudelaire.

Abhorré à cause d’un bac blanc manqué sur « l’Albatros » jusqu’à un cours de fac où mon professeur adoré a rendu la vie de sa voix blanche aux Fleurs qui ne m’ont alors plus quittée.

Nous nous sommes donc penchés sur « Une charogne ».

Je vous glisse quelques extraits mais l’idée est simple: le poète raconte un souvenir amoureux. Souvenir qui a la particularité de décrire une charogne écharpée sur le sol…

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

C’est un poème qui marche à tous les coups. Les trois premières strophes suffisent à tirer des « beuh… » et des « bah » aux plus grands amateurs de séries gores.

-Euh… madame ? Vous aviez pas dit que ça parlait d’amour ?

-Ben quoi ? il dit « mon âme » tout de même.

-Ah ouai mais quand même les larves et tout c’est dégueulasse. Il croit qu’on peut pécho à raconter des trucs comme ça ?

-Ben c’est pour ça, reprend un autre, qu’il écrit des poèmes ! S’il avait pécho, il écrirait pas des poèmes il aurait autre chose à faire !

-Non mais madame, vous, ça vous fait kiffer qu’on vous parle comme ça ? Moi, un mec il me dit « larve » et « ordure » je le next direct !

Deux siècles plus tard, les Fleurs du mal choquent plus qu’un épisode incestueux de Game of Thrones. Pas de doute que mes élèves en 1857 auraient témoigné à charge contre ce pauvre Charles.

-Allez, lisez-moi les dernières strophes mes âmes sensibles !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

-Alors ?

-Pourquoi il lui dit qu’elle est comme la charogne ?

-Pas qu’elle est mais qu’elle sera. Tout est dans la nuance. C’est une injonction à vivre le moment présent, à dire oui alors qu’on doit dire non. Une vengeance, aussi, sublime quoique mesquine pour avoir été éconduit par celle qu’on désire.

-Un gros rageux qui a pas supporté qu’on lui dise non quoi !

-Sans doute. Il y a des colères plus belles que d’autres tout de même. Et puis quand la colère nous a quittés, il reste la tristesse et le vide. Regardez le poème suivant :

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

-Vous êtes jeunes mais vous savez déjà de quoi il parle, n’est-ce pas ? Celle qui vous a embrassé puis oublié, celui que vous attendez chaque matin et qui ne vous voit pas, ce pincement dans le coeur et dans le ventre, les gloussements et les rires idiots.

-Comment vous savez Madame ?

-C’est la vie.

Puissent-ils se rappeler qu’il leur restera toujours la poésie et ses refrains.

crédit photographique : Annie Leibowitz « Tenue de voyage » pour Vogue

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