Cette semaine, ce n’était pas encore les vacances puisque 6 élèves courageux et (fortement) influencés par leurs parents sont venus faire 3 heures de français tous les matins avant de prendre des vacances bien méritées.
Je passe sur tout ce que je leur ai fait faire. Les pauvres, ils ont même récité des poèmes parce que « vous savez apprendre par cœur c’est une gymnastique très utile et en plus ça en jette de réciter des poèmes de tête, la preuve : Heureux qui comme Ulysse… »
Les deux derniers jours, un peu poussés par les extraits de Sleepy Hollow (Johnny Deep marchait encore droit) et les textes lus toute la semaine, ils ont eu envie d’écrire une nouvelle policière, un truc « assez sombre et inquiétant. »
Une envie d’écriture ! C’est pas le genre d’envie qu’il faut laisser s’échapper comme ça.
Je bricole une séance sur la construction d’un récit, les personnages, le vocabulaire du langage du roman policier, etc. On va ensuite en salle informatique où grâce à la magie de Googledoc, ils peuvent tous écrire sur le même document en direct et le modifier à leur guise. On avait en amont dessiner l’arbre de notre enquête depuis le meurtre, les suspects, l’enquêteur, le coupable, le coupable idéal, …
Et ils commencent à écrire.
Et ils écrivent pendant trois heures et sans mon besoin vital de caféine, ils se seraient passés de récréation.
Merveilleux, non ?
Eh… je ne sais pas. Parce que pendant qu’ils écrivaient, moi je les regardais écrire et je lisais ce qu’ils écrivaient.
Déjà, la veille, ça m’interrogeait que rapidement ils décident de tuer une prostituée et que cela fasse l’unanimité. Ensuite, ils m’ont demandé comment on appelait « le patron » des prostituées.
Et de là, il a fallu poser certaines choses :
-« patron » n’est pas vraiment le terme adéquat. Les prostituées ne sont pas des salariés et les proxénètes pas des employeurs. C’est d’exploitation humaine dont on parle.
-Mais Madame, la prostituée elle gagne de l’argent. Si ça lui convient pas elle arrête.
Fichue Pretty Woman !
-Non… le mythe de la prostituée qui est un travailleur indépendant qui porte des sacs de luxe gagnés par son labeur… ça n’existe pas. En revanche, il y a des femmes qui n’ont pas de papier, ou à qui on les a volés, à qui on a vendu du rêve et qu’on exploite.
-Mais elles n’ont qu’à faire autre chose ?
-Mais elles sont très jeunes parfois mineures, maltraitées, déracinées… Ce n’est pas une question de choix. Elles n’ont pas le choix. Prostituée n’est pas une carrière que des femmes décident d’entreprendre au nom de la liberté sexuelle ! Vous prenez le problème à l’envers. Le problème c’est pas l’offre mais la demande. S’il n’y avait pas de clients… Il y a toute une éducation de certains garçons par rapport au désir et à la sexualité qui n’a pas été faite. Vous, par exemple, ça ne vous viendrait pas à l’esprit, si ?
-Ben non…
-Ben à d’autres, si.
Leur silence et leur tête un peu baissée en disaient long.
Mais ce n’était que le début.
Ils sont en train d’écrire depuis un long moment et je les entends rire et s’amuser un peu. Quelques « haha ouai excellent ! » et autres « rajoute ça aussi ! »
La frénésie de l’écriture semble les avoir atteint. Tiens ?
Le passage en question c’était le meurtre. Qui a dit que les élèves ne savaient pas décrire ? Je crois que j’ai lu l’éventration la plus détaillée si ce n’est la plus réaliste. Pompon sur le sordide le paragraphe se terminait par « il ne savait pas qu’elle était enceinte ».
L’écriture est cathartique. Je n’invente rien, c’est Aristote qui l’a écrit ; ça sert à purifier les passions en suscitant la peur et la pitié. L’idée c’est que ce que tu vois sur scène ou dans un livre, te permet de purger les vices et les passions noires en toi et donc de vivre sereinement ensuite.
Les miens-là, ils étaient bien bien dans la catharsis. ça purgeait sec !
Mon cerveau de littéraire ne peut s’empêcher de voir des symboles qui me dérangent dans ce qu’ils écrivent et dans leurs choix. Mais c’est vraiment différent dans leur tête. Pour eux, ce qu’ils écrivent « c’est rien ça Madame ! »
Ils sont exposés à un tel niveau de violence et d’agressivité quotidienne que ça ne les émeut même pas. Aux infos ils voient des horreurs, ils regardent des séries qui ne sont pas de leur âge, ils jouent à des jeux qui ne sont pas de leur âge, ils sont exposés en permanence à des images sans que derrière il n’y ait de remédiation ou de discussion. Ils ne savent pas que ce qu’ils regardent est traumatisant. Leurs parents ne savent pas ce qu’ils regardent et ne s’y intéressent pas. Des jeunes esprits sont en train de se développer avec ce référentiel, livrés à eux-mêmes et à leurs écrans. Et ça ne choque personne. Je ne parle même pas de pornographie. Et quand bien même ils ressentiraient un mal être, ils n’en parleraient pas parce que ce serait passer pour un « fragile ».
Alors ils ont écrit pendant trois heures et ils se sont éclatés. C’était chouette de les voir travailler comme ça sans qu’ils aient le sentiment de travailler. Malgré tout, ils ont tenu à ce que le héros soit un homme et la victime une femme. ça me tue que la seule ouverture culturelle et sociologique soit entièrement confiée à l’école parce que clairement on ne les voit pas assez et qu’il y a bien d’autres acteurs dans leur développement.
Enfin, il y aura toujours l’école et c’est déjà ça.
Le blog part en vacances et vous retrouve fin août pour de nouvelles aventures !