Où je n’ai pas assez de bras

Mardi nous avons appris une mauvaise nouvelle. Un jeune homme de 17 ans a été tué lors d’une longue fusillade. C’était un ancien élève. Sa sœur est encore scolarisée parmi nous. C’était lundi. Il était à peine 19h. Je ne vais pas m’étendre sur la colère que nous portons en nous pour cette injustice, je ne vais même pas raconter la nausée qui nous prend quand on lit certaines réactions sous les articles.

Je vais vous raconter le chagrin.

Je ne le connaissais pas. Eux, oui. Ils ont perdu un des leurs. J’ai envie de dire, on a perdu l’un des nôtres car il est des endroits qui vous accueillent le cœur si grand ouvert, que même sans y dormir, on s’y sent chez nous. On y revient toujours.

Je n’étais pas présente mardi autrement que par la pensée. Je n’ai pas traversé cette journée avec eux. Je suis naïvement arrivée en classe ce matin en me disant que la vie avait repris son cours.

Et ça a été le cas. Jusqu’à 11h.

Mes classes de troisième me sont très chères. Je leur parle durement, je les malmène mais ils sont toujours là à m’écouter, parfois la tête baissée. Je ne les avais pas vu depuis lundi alors je me suis contentée de dire en introduction :

« Je suis désolée de n’avoir pas pu être avec vous mardi. J’aurais aimé affronter ce chagrin avec vous. Je suis là, en cas de besoin. »

Il y a eu un grand silence.

Pour comprendre comment cette heure de cours a pu finir comme elle a fini, je vais faire un détour et je vais vous parler de Zyad.

Il a 15 ans. Sa vie, c’est du Zola. Et en ce moment c’est dur. Il me touche parce qu’il dit des choses comme « Madame, j’ai été absent à votre cours parce que j’ai séché le cours d’histoire et quand j’ai dit que je voulais venir à votre cours quoiqu’il arrive; ils ne m’ont pas laissé remonter en classe. »

Zyad et Nabil sont amis et sont collés à mon bureau. Ils ne changeraient pas de place et le premier qui s’en approche… bon personne n’essaye, c’est vous dire.

Nabil vient s’installer comme d’habitude. Aujourd’hui ils ne se sont pas mis en rang. Ils sont entrés en silence les uns après les autres. ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille mais je parlais avec mes autres 3e et le cours a tardé à commencer.

Je ne vois pas Zyad. Il est au fond, au dernier rang, couché sur sa table.

-Qu’est-ce qu’il a ?

-Il a dormi l’heure d’avant. Il a joué je crois jusque tard. Il est fatigué. »

On est sur Voltaire en ce moment. Ils ont un monologue biographique à écrire (j’ai une pensée pour la fée qui m’a offert cette activité qui les laisse complètement autonomes). Ils commencent et je vais le voir.

Zyad est un dur. Il a le regard noir comme ses cheveux. Il n’est pas épais mais il en impose. Ce ne sont pas des vêtements qu’il porte, c’est une armure.

-Qu’est-ce que tu as ?

-Rien.

-Tu sais, moi, quand je suis couchée sur ma table ou le front collé à la fenêtre en me demandant ce que je fais là… ehhh… je me dis que c’est pas la grande forme.

Il sourit.

-ça va à la maison ?

-ça va.

Je sais qu’il ment.

-Tu veux me parler ?

-Y’a rien à dire.

-Tu te souviens lundi quand tu es venu me voir en me demandant de changer une heure de français en une heure de cours de vie ? Je vais te donner un cours de vie. Tu m’écoutes ? La vie c’est dur et c’est injuste. La vie ça fait mal. Ce n’est pas toujours comme ça. Tu es dans un train qui va vite. Tu montes dedans et tu vis ou tu restes à côté sur le quai de la gare. C’est possible, tu sais. Certains ne prendront jamais le train en marche. Ce que je vois en toi, c’est une force. Ce n’est pas parce qu’on va mal qu’on est faible. Quand je me sens fragile et vulnérable, j’ai envie de monter des murailles autour de moi. Alors je reste seule, je ne vais plus boire de café avec les collègues, j’écoute les mêmes chansons. Mais il y a toujours quelqu’un pour m’attraper la main et me ramener à la vie. Tu es spécial et je sais, pas parce que je suis Madame Irma, mais parce que j’ai des intuitions comme ça que je ne peux pas expliquer, que tu vas faire quelque chose de ta vie. J’y crois pour toi. Alors même si la réalité est dure et qu’on a envie de la fuir par tous les moyens. Reviens à la vie. »

Et son regard si dur s’est embué de larmes.

Et comme le chagrin est une énergie qui étreint, il s’est déferlé en cascade. Alors un, deux, trois puis pratiquement toute la classe s’est mise à pleurer. Parce que ça fait mal la vie. Parce que ça fait peur et que depuis mardi c’est encore plus lourd.

J’ai murmuré à ce jeune garçon qui refusait hier encore que j’écrive en exemple de grammaire « Zyad s’est assis à côté de Nabil parce qu’ils sont amis. » sous prétexte qu’il « ne s’assoit à côté de personne mais qu’on s’assoit à côté de lui »:

« tu as le droit de pleurer. »

Et comme un jeune enfant épuisé : il a sangloté dans mes bras. De longues minutes. Et personne n’a rien dit.

« Il a de la chance votre fils. Vous devez lui dire ça tous les jours. Moi, ma mère elle dit que je ferai rien de ma vie. »

Et c’est moi qui ai dû retenir mes larmes. Mais il faut comprendre pour pouvoir pardonner:

« Peut-être qu’on n’a jamais dit à ta mère qu’on l’aimait ou combien elle était unique. Peut-être qu’elle ne sait même pas que certains entendent des mots comme ça. Tu sais que tu lui ressembles beaucoup ? Tu es celui de ses enfants qui lui ressemble le plus il paraît. Quand on se déteste et qu’on voit en face de soi, son propre reflet, on est parfois très dur avec lui. Ce n’est pas à toi qu’elle parle ta mère. C’est à elle. Parce qu’elle a peur, parce qu’elle sait d’expérience qu’on peut voir ses enfants mal finir et parce qu’il faut les garder sur le droit chemin quoi qu’il en coûte: on crache des mots que malheureusement on ne peut plus reprendre. »

Et alors certains se sont approchés, et ils avaient besoin de bras, et j’ai ouvert les miens. Ils ne sont pas bien grands mais ils y ont trouvé une place.

Alors on arrêté le cours. On a respiré. J’ai porté leur chagrin. Je leur ai expliqué que ceux qui ne sont plus avec nous sont toujours en nous, qu’une simple pensée suffit à les invoquer. « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas », vous vous souvenez ? Demain, le soleil brillera encore. Et vous aurez traversé ça et vous serez fort de cela. Vous avez en vous, du fait des épreuves que vous devez traverser et qui sont si injustes, une arme redoutable qui fera que vous comprendrez les autres et leurs failles, que vous serez les adultes que vous promettez d’être. C’est votre histoire qui vous rend si spécial.

Et on a terminé dans le silence jusqu’à la sonnerie.

« Je finis à 15h30 mais ce soir je resterai jusqu’à 17h35. Ma porte est ouverte vous le savez. »

Et quand ça a sonné, je me suis tournée vers Ziyad et j’ai demandé:

« Tu étais dehors lundi soir?

-Oui.

-Tu allais au foot?

-Non, j’y allais. Et j’ai entendu.

-Je vais prendre le rôle de ta mère juste deux minutes et après je vais reprendre ma place. Tu veux bien ?

Je ne veux plus te savoir dehors. C’est terminé. Tu es au foot, au collège ou à la maison. Que ça crie ou que ça t’ignore, tu restes chez toi. S’il arrive quoi que ce soit à l’un d’entre vous, je ne m’en remettrai pas. Tu l’entends, ça ? Tu me le promets ? La vie c’est des choix. Savoir dire non, se choisir soi plutôt que les mirages, ça commence comme ça. Fais-toi ce cadeau, tu ne le regretteras pas.

Et il a hoché la tête, et j’ai envie de croire qu’il m’écoutera.

quand ça fout les boules

Je rentre en salle des profs à la récré, je salue le type qui recharge la machine à café et les distributeurs et là il me sort:

« Alors, bientôt les vacances ? »

Je suis prof depuis presque 7 ans et cette phrase peut encore fiche ma journée en l’air. J’ai plus la patience. Un peu comme avec les homophobes et les misogynes tous décérébrés du zgeg, les racistes qui n’ont pas remis en question leurs croyances depuis les Croisés parce que ça pourrait remettre en cause des privilèges ancestraux: j’en ai ras la culotte. Mon job c’est d’éduquer les jeunes, de leur montrer qu’une voie autre que celle enseignée par leur famille existe, qu’ils ont le droit de tout remettre en question, de réfléchir. Mais les adultes !

Alors je ne lui ai pas dit tout ça au type de la machine. Je me suis contentée d’un:

« Non, c’est encore un peu tôt. »

Ma mère qui ne travaille pas, enfin, devrais-je dire qui n’a pas d’activité salariée reconnue par les CSP de l’INSEE, a entendu toute sa vie. « Mais toi, ça va. T’as pas de raison d’être fatiguée. Je veux dire tu branles quand même rien de la journée. » Faut dire qu’elle avait le toupet d’avoir les ongles faits, ça en dit long, n’est-ce pas ?

Mon père m’a souvent répété : « les politiques passent leur temps à imaginer que les gens truandent la caf et les impôts. Comme ce sont tous des voleurs, ils imaginent que tout le monde fait comme eux. »

Si je transpose son adage, je pourrais penser que comme tous les gens branlent dans leur bureau, derrière leur ordinateur, ils pensent que tous les autres sont des branleurs.

Pardon, la colère me rend grossière.

Mais ce matin, en passant dans le couloir, j’ai vu ma collègue d’Histoire passer le balai dans sa salle et nettoyer les tables avec du sanitol qu’elle avait acheté parce que le personnel de ménage (surmené) est en sous-effectif et ne passe plus dans toutes les salles; mon collègue de maths surveiller la cours de récré parce que la vie scolaire n’a pas assez de surveillants parce que les contrats aidés ont été supprimés. J’ai reçu des mails de collègues à des heures où la plupart des gens ont atteint le sommeil paradoxal. Ma jeune collègue de lettres (oui j’ai des collègues jeunes maintenant) disait « je n’ai pas travaillé ce week-end, j’étais tellement fatiguée. Je le paye en soirées de correction toute la semaine. »

Vendredi soir, deux collègues et un directeur d’école du quartier voisin ont été agressés verbalement et physiquement parce qu’un père d’élève n’a pas supporté qu’on dise que son fils avait besoin d’une aide psychologique. La réaction du rectorat a été « n’exercez pas votre droit de retrait, c’est inutile. On donnera une mutation aux collègues concernés. » ça ne suffisait pas que les dealers utilisent l’école comme dépôt click and collect depuis des semaines.

Je ne vais pas vous raconter mes journées au détail près mais pour vous donner une idée : jeudi mon réveil sonnera à 5h30, je vais au collège une heure plus tôt pour tutorer un 5e en perdition. Je fais deux heures de cours. Je cours ensuite dans toute la ville pour visiter mes 3e en stage dans leur entreprise. Je rentre en espérant avoir le temps de manger avant de refaire cours. Puis j’ai trois rdv parents non francophones pour parler de l’orientation de leurs filles allophone. Je n’aurai fait que trois heures de cours. Je ne travaille en effet que 18h d’après mon emploi du temps.

« Ah oui mais c’est pas tous les jours comme ça quand même ! »

Je ne sais pas, hier, j’ai fini à 17h35, je ne suis pas rentrée chez moi avant 19h, j’ai vu mon fils une heure avant de le coucher.

Avant les vacances, j’avais conseil tous les soirs de la semaine, je n’ai pas dîné une seule fois avec lui.

Samedi matin, j’ai parlé à la moitié des parents de la classe dont je suis PP parce que la remise des bulletins ne peut pas se tenir à cause du covid.

« Ah oui mais c’est toi ça. Tu te l’imposes ! Crois-moi que dans l’école du voisin du tonton de mon arrière cousin au 4e degré, il y a un prof, et ben ça fait longtemps qu’il est absent. »

la bêtise humaine est épuisante car sans limite.

Il y a des jours où on a envie de se rouler en boule sous la couette et de hurler la tête dans son oreiller je vous jure.

Alors si « derrière chaque mec un peu conscient il y a une féministe épuisée », je ne vous raconte pas ce qui se cache derrière celui qui pense « ah ouais, mais moi prof, j’aurais jamais pu. »

Mais quand un jeune vient voir un prof et lui dit « je ferai bien prof moi. Mais je sais pas, je suis pas sûr. » Vous savez ce qu’on lui répond ?

« Mais si ! Tu vas voir c’est le plus beau métier du monde… »

Allez, respire, et rappelle-toi pourquoi tu fais ça.

où ils ont donné du sens au mot épreuve

Au milieu de cette semaine folle où le mistral n’était vraiment pas gagnant, s’est déroulé le premier brevet blanc de l’année. Les troisièmes ont troqué leur caquet surdéveloppé pour une petite moue inquiète. C’est beaucoup plus drôle d’être de ce côté de la salle; venez, on va les regarder travailler.

Je me suis d’abord aperçue que Jamil disait la vérité depuis le début de l’année, il est frileux et ne garde pas sa capuche en permanence pour rien. Il a composé pendant deux jours avec des gants ! Les ratés de chauffage depuis la reprise de janvier et les aérations permanentes des salles, because Covid, l’ont changé en esquimau.

Qu’Ari, que j’avais en classe l’année dernière, est toujours à deux doigts de rendre feuille blanche et qu’un petit « aller, relis le texte, tu vas voir ça va faire sens » glissé à l’oreille, lui fait reprendre feuille et stylo.

L’épreuve de maths a permis de compenser le manque de chauffage. Ils étaient tellement concentrés que de la vapeur s’échappait de leur crâne et leur visage étaient tellement froncés, que la côte du Botox n’a pas fini de monter.

Et bien entendu parce que les mots « à partir de maintenant plus un bruit, j’ai distribué le sujet » semblent vouloir dire « allez-y posez toutes vos questions, je suis disponible », il y a aussi eu quelques échanges pas piqués des vers:

« Madame, en 1830, Paris existait déjà ? »

« Ils sont où les dictionnaires ?

-Demande gentiment pour voir s’il arrive sur ta table.

-Ah ok. Hé Mehdi, ton dico steuplé !

-Mais non !!! »

« Madame, c’est quoi la morale ?

-Je ne peux pas répondre.

-De quel passage il parle ?

-Je ne peux pas répondre.

-C’est quoi antipathique?

-Je ne peux pas répondre.

-Ouaich c’est le FBI ou quoi ? Je réponds pas sans la présence de mon avocat ! »

« ça sert à rien de toutes façons, la rédac est ratée c’est sûr.

-C’est moi qui corrige, donc c’est moi qui juge si c’est raté. C’est la dernière épreuve, elle mérite que vous vous battiez jusqu’au bout, non ? »

« On peut inventer des personnages ?

-On peut se taire?

-Aussi. »