Où il ne m’a plus parlé

Je vous parle souvent de Nabil. Ce serait malhonnête de vous raconter que les profs n’ont pas de chouchou. Si le respect et la bienveillance se distribuent équitablement, certains  parviennent à passer la carapace, à trouver une brèche et à se faufiler tout droit dans le coin à gauche.

            Nabil n’est pas le seul. Mais Nabil est l’un de ceux-là.

Cette histoire, elle remonte à Noël. Alors, il vous faut imaginer que le sapin est encore au salon, que ça sent les biscuits à la cannelle dans le four, que les enfants trépignent de joie.

            Pour vous remettre le contexte, en salle des profs on jouait au Secret Santa. On avait poussé le jeu encore plus loin car on devait gâter toute la semaine l’élu de notre hotte. J’avais tout planifié pour le mien et le bouquet final, ce devait être la lettre de Camus à son instituteur récitée par les élèves de notre classe de 3e commune.

            Les élèves étaient à fond. Ils voulaient presque tous participer. Zyad, en conflit ouvert avec lui, avait refusé catégoriquement. Nabil en avait très envie mais il se sentait tiraillé par le ressentiment de son ami et voisin.

            Chacun devait apprendre une ligne. La mise en scène était simple : on se lève, on récite, on se rassoit et ainsi de suite jusqu’à ce que la lettre se déroule en cascade.

            On fait une répétition/lecture, histoire de voir si tout coule et si tout fonctionne et arrive le tour de Nabil :

« Moi, je me lève pas. »

Tiens ?

« Et je peux savoir pourquoi ?

– Je vais pas me lever. Je reste assis. Et quoi ? je vais pas me mettre à genoux devant lui aussi ! 

-Mais enfin qu’est-ce que tu me racontes ? Quand tu viens à mon bureau pour me réciter La Fontaine, tu fais un acte de soumission ?

-… M’en fous. Je me lève pas, c’est tout. »

Bon, aller, lâche l’affaire. On verra plus tard. On passe au travail. Je demande qui veut distribuer les photocopies et Nabil, toujours serviable, toujours partant, tend les mains.

« Ah bon ? Tu veux te lever maintenant ? C’est pas un acte de soumission ? »

Le regard qu’il a jeté sur moi, je m’en rappelle encore. C’est comme si j’avais entendu une vitre se briser. Il s’est rassis et n’a pas distribué les photocopies.

Et Nabil ne m’a plus parlé.

J’ai cassé quelque chose, je l’ai poussé trop loin.

On ne trouve la limite que lorsqu’on la dépasse. Pour un bon mot, je l’avais profondément blessé.

Il est resté silencieux toute l’heure et a versé quelques larmes.

Je suis allée le voir, bien sûr, je lui ai demandé de m’excuser. « Aller désolée. Ça va.. tu ne vas pas partir en vacances en me faisant la tête… »

Pas de réponse. Pendant des semaines.

Il a changé de place, allait se mettre au fond. Il ne me parlait plus même si je l’interrogeais,  regardait la fenêtre pour ne pas croiser mon regard.

J’avais dépassé la limite de Nabil. Il ne pensait pas que je pouvais lui faire mal. Pas moi. C’est probablement parce que moi aussi j’avais passé la carapace, trouvé la brèche tout droit vers le coin à gauche.

2 réflexions sur “Où il ne m’a plus parlé

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s