Entendu #7

« J’ai un groupe là… pfff… c’est pas les couteaux les plus aiguisés du tiroir à couverts ! »

« Qui peut m’expliquer ce que signifie « accélérer son trépas »?

-euh… marcher plus vite ?

-Non… »

« Eh Madame ! Regardez comment il a écrit ‘croyance’ hahaha ! Ton orthographe, frère, elle est comme ton dégradé, éclatée au sol ! »

« Non mais Madame, vous allez corrigez les brevets blancs, finir les copies des autres classes, les bulletins, les compétences. Olalala mais comment vous allez faire tout ça ? C’est pas possible !

-Je ne me pose pas la question en ces termes. Il faut faire, je fais, il n’y a pas de débat.

-Non mais Madame, vous allez vous user la santé, là ! Moi, je serais vous, je laisserai tomber les brevets blanc et je laisserai nos moyennes comme ça ! Je dis ça, c’est pour vous moi ! »

« On se fait un sujet d’entraînement rapide et efficace. Vous prenez une heure et vous faites un maximum de questions. On est au point, il n’y a aucun piège, vous avez tout vu et je ne suis pas peu fière ! Donc c’est parti ! Goooo !

(10 minutes plus tard)

Mais qu’est-ce qui vous arrive là ? Vous êtes déjà bloqués ? Quelle question vous embête ?

-La première. »

« Vous savez dans la vie on apprend sans arrêt, on se cultive, on expérimente. C’est ça le vrai sens de la vie. On ne finit jamais de grandir !

-…

-Qui a dit « sauf la prof ?! »

Heureux qui comme Ulysse ?

J’ai passé une partie de la journée à corriger les expression-écrites du dernier brevet blanc et ce que j’ai lu, m’a tout de même interpellée.

Le sujet était « Comme Monsieur Linh vous devez quitter votre pays malgré vous, racontez votre voyage. »

J’ai donc lu que les immigrés syriens prenaient des taxis une fois arrivés en France et que le chauffeur les conduisaient gratuitement vers leur nouvelle maison parce qu’ils n’avaient pas d’argent.

Ou encore que de beaux jeunes hommes recueillaient des jeunes filles sans rien demander en échange par pure philanthropie dans leur immense maison.

Bien entendu, une embarcation de migrants est un décor parfait pour une merveilleuse histoire d’amour ou une belle ingénue rencontre un (riche) entrepreneur pour échanger sur leur culture et passer le reste de leur vie ensemble.

Bon, c’est angélique et naïf me direz vous. Jusque-là rien de neuf si ce n’est des jeunes qui n’ont à peu près aucune conscience de la violence du monde, et c’est tant mieux pour eux: ils la découvriront bien assez tôt.

Ce qui me fait rire, c’est que mes jeunes avec leur prénom phonétique qu’on regarde comme « ces gens-là », qu’on accuse souvent de « ne pas être comme nous » n’ont aucune idée de ce qu’est un exil, une expatriation. Je ne sais même pas s’ils se rendent compte eux-mêmes quand ils l’écrivent d’à quel point ils sont «Français», eux, qui utilisent ce terme moins pour décrire une nationalité, qu’une culture différente.

Suffirait-il de se parler pour se rendre compte qu’on est au fond les mêmes et que nos différences se résument à des divergences de perspectives ?

Puis, la copie de Nayla, arrivée en France il y a deux ans, qui vous ramène sur la terre ferme.

« Quitter son pays, c’est comme être un jeune enfant qui doit quitter sa mère. » Transperçant de vécu. Et le récit, tout en simplicité et en modestie, raconte la langue qu’on ne maîtrise pas, la maison qu’on ne quitte pas pendant des mois par peur de l’extérieur où tout est étranger, des autres qui se moquent quand vous répondez mal à une question. Et malgré tout beaucoup de lumière. « Mon pays me manque même si aujourd’hui je suis heureuse où je suis. »

Où on a commencé les Justes

Cours de français du vendredi après-midi avec les troisièmes. C’est le premier jour de travail sur le théâtre et j’ai choisi pour eux les Justes d’Albert Camus.

« Mais Camus, il écrivait pas des romans ? »

N’est-il pas loin le temps où ils s’exclamaient que « Camus c’est le nom d’une école! » ?

« Si, des romans, des essais, du théâtre. Albert, il peut tout faire. »

Ils sortent leur cahier, commencent à noter le titre et l’objectif pendant que j’ouvre mon document:

« C’est quoi Dropbox, Madame? »

Nabil et Zyad ont leur bureau collés au mien et les yeux toujours à l’affût : « Vous lisez quoi ? » C’est quoi ces papiers ? » « Vous notez quoi dans votre carnet ? » « Ils ont eu combien les autres troisième au contrôle? »

-Dropbox, c’est une clé USB pour gens qui perdent les clés USB.

-Ahhh ok ! C’est drôlement organisé !

(Je me gausse intérieurement. Bazar organisé oui, organisation-organisée… j’en doute.)

-Ah ben oui, c’est tout mon travail donc j’y fais attention.

-Pourquoi il y a des noms autres que le vôtre.

-Ma parole tu vois tout ! Ecris-moi le titre et l’objectif. Quoi, c’est déjà fait ? Bon…Puisque tu veux tout savoir: je travaille avec d’autres profs de français. Parfois, je vous fais faire des choses qui ne sont pas de moi. Le plan de travail sur la satire que vous avez trouvé si difficile, il n’est pas de moi. ça me permet d’avoir moins de travail et vous ça vous fait faire les mêmes choses que les autres collèges. Comme ça je suis sûre qu’on ne baisse pas le niveau même si c’est parfois plus long pour nous.

Zyad, dont le jeu préféré est de chercher les défaillances chez les autres, saute sur l’occasion:

-Ah ouais, donc vous prenez des cours des autres et vous êtes tranquilles quoi !

-Mais tu écoutes pas ! Elle veut être sûre qu’on ne baisse pas le niveau. C’est trop bien. On fait comme les autres nous aussi. C’est très bien ça. Merci Madame »

Ok, c’est pas des personnages récurrents pour rien ces deux-là. Ils m’éclatent l’aorte à chaque fois.

Bref, on commence le cours, car même si les autres ont la délicatesse d’écrire lentement, on a du pain sur la planche. Révisions sur le vocabulaire du théâtre. Le traditionnel couplet sur « Hein, mais non j’ai jamais entendu parler de tirade et puis de toutes façons on n’apprenait rien avant. » C’est flatteur sauf quand on a eu la moitié des élèves l’année dernière et que la leçon sur le vocabulaire c’est vous qui l’avez faite…

« Aller qui peut me lire l’épigraphe? »

Il s’agit d’une citation de Roméo et Juliette de Shakespeare. « O love ! O life ! Not life, but love in death. » Je leur raconte l’histoire tragique des deux amants de Vérone qui ne manque pas de les faire réagir.

« Nooonn c’était pas du poison ??? elle dormait !!! Mais il n’a pas eu l’idée de lui écouter le cœur, de chercher son pouls?

-Ce sont des jeunes gens du XVIIe siècle, ils ne connaissent rien de la vie ! Vous êtes beaucoup plus éveillés qu’eux. Désolée de vous le dire.

-Ah ben ouais, nous on se serait enfuis. Pas la peine d’aller faire toutes ces histoires.

-Mais oui bien sûr ! Et puis il y avait de la place pour deux sur ce radeau aussi et cette vilaine Kate Winslet aurait dû embarquer Léo ! Bref, bref, bref ! Dites-moi plutôt, placer la pièce sous le patronage de Roméo et Juliette, ça annonce quelle tonalité pour notre pièce?

-Madame, je peux vous poser une question ?

ça c’est A. Je ne sais pas si vous vous souvenez de la merveilleuse rédaction sur l’homophobie à combattre que j’avais publiée il y a plusieurs mois. C’est un gamin très fin, très pertinent, qui s’ouvre chaque semaine davantage.

-Pourquoi dans tous les livres, il y a des gens qui s’aiment qui n’ont pas le droit d’être ensemble et qui finissent par faire n’importe quoi ?

Mes élèves doivent croire que je détiens le secret de l’Univers, que Dieu lui-même vient me parler dans mon sommeil.

-La littérature c’est le sublime. La vraie littérature, je veux dire. Celle qui nous questionne et qui peut nous empêcher de dormir. Et alors, il se passe des choses qui nous paraissent éloignées de notre petite vie. Et pourtant, on y trouve toujours sa vérité. Mais tu as raison, A, nous ne sommes pas des créatures de papier. Et dans la vraie vie, les gens qui s’aiment se posent moins de questions. Ce qui ne nous empêche pas de faire n’importe quoi… le plus gros mensonge sur lequel est fondé notre existence, c’est de croire que les adultes savent ce qu’ils font.

Aller il me faut trois lecteurs, on attaque l’acte I. »

La rédaction en question: https://madamemadameblog.wordpress.com/2020/11/30/ou-ils-ont-des-choses-a-dire/

Où ils ont passé leur oral blanc

Hier après-midi, le collège n’était peuplé que de profs et de troisièmes en hyperventilation et extrême sudation.

C’était l’épreuve d’oral blanc, la semaine de la reprise après quatre semaines loin de l’école, très loin pour certains. Je ne vais pas vous raconter les exposés mémorables que j’ai entendus parce qu’honnêtement je préfèrerai les oublier pour certains mais je vais vous raconter ceux de mes ouailles que je n’ai pas entendus mais qu’on m’a raconté.

Et comme je les retrouvais cet après-midi, ça a donné des échanges intéressants.

Je n’ai pas eu besoin de mener une enquête de la DGSE, les copains-collègues sont venus me raconter. Je savais tout.

Ils sont accueillis à la porte ce qui me permet de leur dire un ou deux mots à chacun.

J’ai donc pu annoncer à M, élève très réservée mais très sérieuse, si stressée lors des écrits du premier brevet blanc qu’elle s’était royalement plantée, qu’elle avait brillé aux dires de son jury aussi bien par son espagnol que par son exposé. Elle est rentrée en classe en faisant des bonds de cabri, loupé sa place et fait demi-tour toujours en sautant.

A N, que son exposé sur Arachné avait été très bien reçu.

« On m’a dit que tu étais légèrement stressé…

-Olalala Madame, j’ai perde 3 litres d’eau au moins, je n’arrivais même plus à signer mon nom. »

J’ai demandé à Dj. si c’était vrai que quand on lui avait demandé de définir un avortement il avait répondu :

« C’est quand on abandonne son bébé !!! Tu as dit un truc comme ça ? T’es sérieux ?

-Madame, ma bouche, elle a parlé toute seule ! Je vous jure, je sais pas pourquoi j’ai dit ça. »

« Et toi alors ? cette imprimante 3D tu les as bien embrouillés ?

-[avec un sourire magistral] pour un truc que j’ai commencé hier après-midi je m’en suis pas trop mal sorti.

-Mais quelle tchatche, ça te sauvera. »

(Je me suis bien gardée de lui dire que j’étais pareil à son âge et encore des années plus tard, mes soutenances de mémoire rédigée le matin de l’examen et ma devise de la prépa CAPES, si je passe les écrits, j’embrouille tout le monde à l’oral.)

Ce sont les élèves de l’autre classe qui, un peu mesquinement, avec un sourire entendu, m’ont dit que Nabil était « dégoûté de son passage ».

« Alors, ça s’est passé comment ?

-Bof, j’ai pas été bon.

-Comment ça ?

-Madame, elle m’a demandé la première ligne du roman. La première phrase de l‘Etranger. J’ai pas su répondre. Elle a cru que j’avais pas lu le livre j’en suis sûr. Ah ça « Aujourd’hui, maman est morte » Je vais plus jamais l’oublier.

-Hé c’est pas grave. C’était une question difficile et inattendue. C’est normal que tu aies perdu tes moyens. Mais n’oublie pas que c’était le blanc et que dans 3 semaines tu vas assurer. »

Et Nabil si sensible toujours, les yeux rouges, rentre en classe en reniflant et en hochant la tête.

Arrive, Zyad, en retard, les pieds qui traînent et la tête basse.

« Alors, t’as rien à me dire ?

-Ben, non…

-Ah oui ? On m’a parlé d’une fuite dans les toilettes.

-Qui vous l’a dit ?

-Qui ? Mais la légende ! On ne parle que de toi! Qu’est-ce qui t’as pris ? Tu n’étais pas au point mais tu aurais pu présenter quelque chose.

-Ben déjà j’avais pas envie de le faire. Mais je suis venu quand même pour qu’on dise pas que je suis lâche. Après j’ai voulu aller aux toilettes… et après j’en suis pas sorti jusqu’à ce qu’il soit trop tard… Et comme je savais pas quoi faire ni où aller, je suis sorti et je suis allé à la vie scolaire…

-Bon, t’as eu la trouille quoi.

-Mais non pas du tout ! J’ai pas la trouille. J’avais pas envie juste.

-Personne n’avait envie mais ils l’ont fait c’est pas une question d’envie et tu le sais très bien. Ton exposé n’était pas prêt et comme à chaque fois tu es persuadé d’être bête à manger du foin alors pour que personne ne te le dise en face, tu n’y vas pas. Comme ça on pourra pas dire que t’es bête ou nul ou incapable. On ne peut pas savoir et toi non plus. Tu le crois mais tu n’en as pas la preuve en somme. Sauf que tu fais erreur et je ne sais plus comment te le dire… Tu es loin d’être bête et quand tu accepteras de sauter dans le vide, tu verras que c’est moi qui ai raison et tu verras un nouveau champ des possibles. Alors dis-moi ce qui va se passer dans trois semaines.

-Chai pas… j’aurais toujours pas envie… je sais pas quoi faire.

-Demande pour voir.

-…

-Alors ?

-Vous pouvez m’aider ?

-Et ben voilà. Evidemment que je vais t’aider. On n’est pas à une heure près ensemble. On va s’en sortir et tu sais pourquoi ?

Parce qu’on n’a pas le choix. « 

« I’ll be there for you… cause you’re there for me too… »

Il y a presqu’un trimestre que j’ai commencé à tutorer Ziyad. Concrètement, ça veut dire qu’on se retrouve tous les deux pendant une heure tous les quinze jours, qu’on discute de sa vie, ses besoins, ses envies. Ce sont des moments particuliers, qu’il n’a jamais manqués. Cela n’a rien à voir avec une heure de cours, c’est un temps d’échange où chacun d’entre nous donne quelque chose, comme une marque de confiance.

C’est la deuxième fois qu’il me laisse des textes à lui.

La première, il les a « oubliés » sur mon bureau. Je ne les ai pas lus. Il m’a envoyé un message via l’ENT pour me dire qu’il avait oublié des feuilles dans ma salle mais que je pouvais les lire. Il s’agissait de fragments de poèmes.

Avant le confinement, il est venu me trouver avec une liasse de feuillets et m’a demandé si je pouvais y jeter un coup d’œil. Je lui ai dit que j’étais plutôt difficile et que s’il me demandait mon avis, il aurait la vérité.

« Oui, je peux tout entendre. »

Le contenu de ses fragments est aussi noir que ses yeux. Il y a une forte colère, beaucoup de mélancolie et par dessus tout un profond sentiment de solitude.

« Il y a moi et il y a les autres, je suis seul dans ce grand tout qui tourbillonne sans cesse. »

C’est vrai que scolairement, on avance difficilement. Je pense que mes collègues ne voient pas les effets de nos discussions sur son travail. Mais il cherche un sens, désespérément. Et n’en voit guère. Aujourd’hui, nos échanges ont tourné autour de ça.

« A qui tu te confies quand ça ne va pas ?

-Ben à personne. Les autres ils mentent ou ils s’en moquent.

-Tu mets tout le monde à la même place ?

-Franchement, je trouve qu’ils sont… enfantins

-Qu’est-ce qu’ils font de puéril ?

-Ils rient. Ils parlent de trucs dont on se fout.

-Je te trouve dur. Tu les mets tous dans le même panier. La vie nous apprend à nous entourer, parfois on se trompe, c’est vrai, mais il faut laisser sa chance à quelqu’un pour avoir une bonne surprise. Ecoute-moi. La semaine dernière, je déjeune avec des copines. On se retrouve en ville. On rit. Puis de trois, on se retrouve à deux. Mon amie me regarde et me demande « comment ça va? » Si c’était une simple copine, je lui aurais répondu « ça va. » Mais c’est une amie et j’ai dit « Bah, ça dépend des jours en ce moment. » Elle me fait « ok. viens on va prendre un dessert. » Pas plus. Hier, elle m’écrit et me dit « Viens à la maison boire un café. » Et tu vois, on était toutes les deux et pendant un moment j’étais avec quelqu’un qui a pris mon mal un peu dans ses bras. C’est ça un ami. Quelqu’un à qui tu peux confier ta peine, à qui tu peux dire « Je traverse un chagrin insondable, ça ne s’arrête jamais et il n’y a que dans la colère que je trouve du répit. » Et ton amie te dit « Je sais ce que c’est, je suis là. » C’est pas grand chose, au fond. Quand je la quitte, je retrouve mes soucis. Mais j’ai pu souffler un peu.

-Je n’ai pas ça, moi.

-Ah oui ? Vraiment ?

Je lui montre la chaise vide occupée par Nabil d’habitude.

-Et lui alors ?

-Quoi lui ?

-Tu te rappelles quand il refusait de me parler pour cette histoire de poème avec le prof d’histoire. C’est en partie pour toi, je te signale.

-Hein, quoi ! Mais j’ai rien demandé moi ! Il s’est énervé tout seul, je l’ai jamais empêché de réciter.

-Tu crois que c’est ça qui empêche les gens de nous aimer ? Lui, c’est un cœur grand ouvert. Il donne, il est heureux de vivre, il a un grand sourire en permanence et saute sur sa chaise pour participer en classe. Sans doute qu’un jour il sera déçu et ça risque de piquer. Mais pour l’instant, il a la tête dans les étoiles et il faudrait être bien bête pour se priver de ce qu’il a à offrir.

-ça c’est sûr qu’il va loin lui !

-Laisse-le t’emmener dans les étoiles et toi, tu le ramèneras sur terre. ça me paraît équitable. Laisse-lui une chance, tu pourrais être surpris. Aller file. »

En partant, il se retourne et me demande:

-Et vous, vous faites quoi quand ça fait trop mal ?

-Comme toi, j’écris. »