Il y a presqu’un trimestre que j’ai commencé à tutorer Ziyad. Concrètement, ça veut dire qu’on se retrouve tous les deux pendant une heure tous les quinze jours, qu’on discute de sa vie, ses besoins, ses envies. Ce sont des moments particuliers, qu’il n’a jamais manqués. Cela n’a rien à voir avec une heure de cours, c’est un temps d’échange où chacun d’entre nous donne quelque chose, comme une marque de confiance.
C’est la deuxième fois qu’il me laisse des textes à lui.
La première, il les a « oubliés » sur mon bureau. Je ne les ai pas lus. Il m’a envoyé un message via l’ENT pour me dire qu’il avait oublié des feuilles dans ma salle mais que je pouvais les lire. Il s’agissait de fragments de poèmes.
Avant le confinement, il est venu me trouver avec une liasse de feuillets et m’a demandé si je pouvais y jeter un coup d’œil. Je lui ai dit que j’étais plutôt difficile et que s’il me demandait mon avis, il aurait la vérité.
« Oui, je peux tout entendre. »
Le contenu de ses fragments est aussi noir que ses yeux. Il y a une forte colère, beaucoup de mélancolie et par dessus tout un profond sentiment de solitude.
« Il y a moi et il y a les autres, je suis seul dans ce grand tout qui tourbillonne sans cesse. »
C’est vrai que scolairement, on avance difficilement. Je pense que mes collègues ne voient pas les effets de nos discussions sur son travail. Mais il cherche un sens, désespérément. Et n’en voit guère. Aujourd’hui, nos échanges ont tourné autour de ça.
« A qui tu te confies quand ça ne va pas ?
-Ben à personne. Les autres ils mentent ou ils s’en moquent.
-Tu mets tout le monde à la même place ?
-Franchement, je trouve qu’ils sont… enfantins…
-Qu’est-ce qu’ils font de puéril ?
-Ils rient. Ils parlent de trucs dont on se fout.
-Je te trouve dur. Tu les mets tous dans le même panier. La vie nous apprend à nous entourer, parfois on se trompe, c’est vrai, mais il faut laisser sa chance à quelqu’un pour avoir une bonne surprise. Ecoute-moi. La semaine dernière, je déjeune avec des copines. On se retrouve en ville. On rit. Puis de trois, on se retrouve à deux. Mon amie me regarde et me demande « comment ça va? » Si c’était une simple copine, je lui aurais répondu « ça va. » Mais c’est une amie et j’ai dit « Bah, ça dépend des jours en ce moment. » Elle me fait « ok. viens on va prendre un dessert. » Pas plus. Hier, elle m’écrit et me dit « Viens à la maison boire un café. » Et tu vois, on était toutes les deux et pendant un moment j’étais avec quelqu’un qui a pris mon mal un peu dans ses bras. C’est ça un ami. Quelqu’un à qui tu peux confier ta peine, à qui tu peux dire « Je traverse un chagrin insondable, ça ne s’arrête jamais et il n’y a que dans la colère que je trouve du répit. » Et ton amie te dit « Je sais ce que c’est, je suis là. » C’est pas grand chose, au fond. Quand je la quitte, je retrouve mes soucis. Mais j’ai pu souffler un peu.
-Je n’ai pas ça, moi.
-Ah oui ? Vraiment ?
Je lui montre la chaise vide occupée par Nabil d’habitude.
-Et lui alors ?
-Quoi lui ?
-Tu te rappelles quand il refusait de me parler pour cette histoire de poème avec le prof d’histoire. C’est en partie pour toi, je te signale.
-Hein, quoi ! Mais j’ai rien demandé moi ! Il s’est énervé tout seul, je l’ai jamais empêché de réciter.
-Tu crois que c’est ça qui empêche les gens de nous aimer ? Lui, c’est un cœur grand ouvert. Il donne, il est heureux de vivre, il a un grand sourire en permanence et saute sur sa chaise pour participer en classe. Sans doute qu’un jour il sera déçu et ça risque de piquer. Mais pour l’instant, il a la tête dans les étoiles et il faudrait être bien bête pour se priver de ce qu’il a à offrir.
-ça c’est sûr qu’il va loin lui !
-Laisse-le t’emmener dans les étoiles et toi, tu le ramèneras sur terre. ça me paraît équitable. Laisse-lui une chance, tu pourrais être surpris. Aller file. »
En partant, il se retourne et me demande:
-Et vous, vous faites quoi quand ça fait trop mal ?
-Comme toi, j’écris. »