Cours de français du vendredi après-midi avec les troisièmes. C’est le premier jour de travail sur le théâtre et j’ai choisi pour eux les Justes d’Albert Camus.
« Mais Camus, il écrivait pas des romans ? »
N’est-il pas loin le temps où ils s’exclamaient que « Camus c’est le nom d’une école! » ?
« Si, des romans, des essais, du théâtre. Albert, il peut tout faire. »
Ils sortent leur cahier, commencent à noter le titre et l’objectif pendant que j’ouvre mon document:
« C’est quoi Dropbox, Madame? »
Nabil et Zyad ont leur bureau collés au mien et les yeux toujours à l’affût : « Vous lisez quoi ? » C’est quoi ces papiers ? » « Vous notez quoi dans votre carnet ? » « Ils ont eu combien les autres troisième au contrôle? »
-Dropbox, c’est une clé USB pour gens qui perdent les clés USB.
-Ahhh ok ! C’est drôlement organisé !
(Je me gausse intérieurement. Bazar organisé oui, organisation-organisée… j’en doute.)
-Ah ben oui, c’est tout mon travail donc j’y fais attention.
-Pourquoi il y a des noms autres que le vôtre.
-Ma parole tu vois tout ! Ecris-moi le titre et l’objectif. Quoi, c’est déjà fait ? Bon…Puisque tu veux tout savoir: je travaille avec d’autres profs de français. Parfois, je vous fais faire des choses qui ne sont pas de moi. Le plan de travail sur la satire que vous avez trouvé si difficile, il n’est pas de moi. ça me permet d’avoir moins de travail et vous ça vous fait faire les mêmes choses que les autres collèges. Comme ça je suis sûre qu’on ne baisse pas le niveau même si c’est parfois plus long pour nous.
Zyad, dont le jeu préféré est de chercher les défaillances chez les autres, saute sur l’occasion:
-Ah ouais, donc vous prenez des cours des autres et vous êtes tranquilles quoi !
-Mais tu écoutes pas ! Elle veut être sûre qu’on ne baisse pas le niveau. C’est trop bien. On fait comme les autres nous aussi. C’est très bien ça. Merci Madame »
Ok, c’est pas des personnages récurrents pour rien ces deux-là. Ils m’éclatent l’aorte à chaque fois.
Bref, on commence le cours, car même si les autres ont la délicatesse d’écrire lentement, on a du pain sur la planche. Révisions sur le vocabulaire du théâtre. Le traditionnel couplet sur « Hein, mais non j’ai jamais entendu parler de tirade et puis de toutes façons on n’apprenait rien avant. » C’est flatteur sauf quand on a eu la moitié des élèves l’année dernière et que la leçon sur le vocabulaire c’est vous qui l’avez faite…
« Aller qui peut me lire l’épigraphe? »
Il s’agit d’une citation de Roméo et Juliette de Shakespeare. « O love ! O life ! Not life, but love in death. » Je leur raconte l’histoire tragique des deux amants de Vérone qui ne manque pas de les faire réagir.
« Nooonn c’était pas du poison ??? elle dormait !!! Mais il n’a pas eu l’idée de lui écouter le cœur, de chercher son pouls?
-Ce sont des jeunes gens du XVIIe siècle, ils ne connaissent rien de la vie ! Vous êtes beaucoup plus éveillés qu’eux. Désolée de vous le dire.
-Ah ben ouais, nous on se serait enfuis. Pas la peine d’aller faire toutes ces histoires.
-Mais oui bien sûr ! Et puis il y avait de la place pour deux sur ce radeau aussi et cette vilaine Kate Winslet aurait dû embarquer Léo ! Bref, bref, bref ! Dites-moi plutôt, placer la pièce sous le patronage de Roméo et Juliette, ça annonce quelle tonalité pour notre pièce?
-Madame, je peux vous poser une question ?
ça c’est A. Je ne sais pas si vous vous souvenez de la merveilleuse rédaction sur l’homophobie à combattre que j’avais publiée il y a plusieurs mois. C’est un gamin très fin, très pertinent, qui s’ouvre chaque semaine davantage.
-Pourquoi dans tous les livres, il y a des gens qui s’aiment qui n’ont pas le droit d’être ensemble et qui finissent par faire n’importe quoi ?
Mes élèves doivent croire que je détiens le secret de l’Univers, que Dieu lui-même vient me parler dans mon sommeil.
-La littérature c’est le sublime. La vraie littérature, je veux dire. Celle qui nous questionne et qui peut nous empêcher de dormir. Et alors, il se passe des choses qui nous paraissent éloignées de notre petite vie. Et pourtant, on y trouve toujours sa vérité. Mais tu as raison, A, nous ne sommes pas des créatures de papier. Et dans la vraie vie, les gens qui s’aiment se posent moins de questions. Ce qui ne nous empêche pas de faire n’importe quoi… le plus gros mensonge sur lequel est fondé notre existence, c’est de croire que les adultes savent ce qu’ils font.
Aller il me faut trois lecteurs, on attaque l’acte I. »
La rédaction en question: https://madamemadameblog.wordpress.com/2020/11/30/ou-ils-ont-des-choses-a-dire/