Déconstruire les préjugés au collège #1 : la grossophobie

J’écoute beaucoup de podcasts sur tous les sujets mais ceux que je préfère ce sont ceux qui racontent des parcours de vie. Et il y a une sorte de constante macabre dans chacun d’eux : à chaque fois, la personne raconte à quel point ses années de collège ou de lycée ont été difficiles et surtout comment l’institution a échoué à les soutenir et les accompagner.

Et ça me fait trop mal au cœur.

J’essaye de faire très attention à ma pratique, à mes discours et d’aider les élèves à déconstruire des mécanismes dont ils n’ont pas conscience. C’est pourquoi, j’ai eu envie de commencer une série d’articles dont la première thématique sera la grossophobie.

Première étape : balayer devant sa porte. Le constat n’est pas glorieux… je suis grossophobe. Je me soigne.

La grossophobie contrairement à ce que l’étymologie laisse entendre n’a rien à voir avec la peur. C’est une discrimination exercée par l’ensemble de la société envers les personnes obèses. Il y a de grandes chances que vous le soyez aussi. «Et ben elle va pas mourir de faim ! » « Sortir avec un short pareil avec ces cuisses…. Oula ».

C’est à mon sens la discrimination la plus universellement admise et la moins remise en cause. Elle se traduit par des regards pesants, des jugements de valeur sur l’alimentation, la pratique sportive ou non sportive, le mode de vie, des propos déplacés, des insultes, un isolement, du harcèlement. Cela a des conséquences sociales graves : chômage, dépression, tentatives de suicide…

Je suis tombée sur un documentaire Arte qui s’appelle « On achève bien les gros » et qui était édifiant. J’ai acheté dans la foulée l’essai de Gabrielle Deydier On ne naît pas grosse. J’ai appris qu’il y avait un enjeu politique et sociétal à lutter contre la grossophobie et si ça vous intéresse je vous conseille de vous tourner vers « Gras Politique » et de lire ce que Daria Marx a écrit sur le sujet.

Aujourd’hui, je sais et je ne peux plus faire comme avant. Sauf que ce n’est pas si simple, sauf que je dis encore des choses que je ne devrais pas dire, que mon regard s’attarde là où il ne devrait pas. Cela prend du temps de sortir de la matrice.

Ce que je vous raconte là c’est ce qui se passe dans un monde d’adultes. Imaginez dans un monde d’enfants.

Mon fils a cinq ans et le jour de la rentrée il m’a dit « Elle est gentille ma maîtresse. Ma copine Alice a dit une vilaine chose. Elle a dit que la maîtresse avait un gros ventre. » Léon sait que ce n’est pas gentil de dire cela parce qu’il a fallu lui apprendre à 3 ans que parler de la taille ou du poids d’une personne était mal venu. Et ça n’a pas été évident. Il avait déjà intégré qu’une personne grosse était hors norme. Et pourtant, ses parents font attention à ne pas reproduire les schémas. Nous ne sommes pas des modèles et nous avons forcément commis des erreurs.

Mais c’est un fait, dès la maternelle, les enfants comprennent l’importance de l’apparence physique de notre société et leur appréciation d’une personne passe par là. « Elle est gentille mais elle est grosse. »

Sur une classe de 25 collégiens, il y a une proportion d’environ 2 élèves en surpoids important. Certains feront une poussée de croissance et rejoindront la norme. D’autres vont réussir à jouer de leur apparence avec force et humour. Face cachée de l’iceberg ; au fond combien de larmes se cachent derrière l’auto dérision ? D’autres seront isolés. Dans le meilleur des cas. Dans les pires situations ils subiront les moqueries, les insultes sur les réseaux sociaux ou dans la cour, les coups.

Le collégien obéit à la loi du groupe. C’est une puissance qui peut être extrêmement mortifère. Un élève sera l’alpha et dictera sa loi au reste du groupe qui ne la questionnera à aucun moment et qui fera tout pour rester intégré. Surtout ne pas être rejeté. Existe-t-il des alphas capables d’être une puissance bienveillante qui pousserait à la tolérance ? Personnellement, je n’en ai jamais connu.

Il y a deux ans, un de mes élèves de quatrième était surnommé « le gros » par ses copains. Il ne semblait pas mal le vivre, il n’était pas seul et avait plein d’amis. Une fois, le texte étudié faisait mention d’un personnage à l’appétit gargantuesque

« Haha toi aussi tu dévores comme l’ogre, hein ? Hein ? 

-Je peux savoir pourquoi tu te permets de lui parler comme ça ?

-Bah c’est rien ça Madame ! C’est pour rigoler ! »

« C’est pour rigoler. » A les entendre, les mômes se roulent de rire du matin au soir. Ils doivent tous être sous Ventoline tellement ils se bidonnent. Ah vous ne saviez pas que les coups, les insultes et les remarques déplacées étaient la base de l’humour à l’école ? Pour eux, c’est imparable comme argument. Et moi, ça me fait disjoncter.

-Qu’est-ce qu’il y a de drôle exactement ? Je n’ai pas compris ta blague. Tu m’expliques ?

-Mais si, Madame, vous voyez bien.

-Non je ne vois pas. Vas-y, développe.

-Ben, l’ogre il mange beaucoup… et Tariq ben…

Et pas besoin d’aller beaucoup plus loin. Si le gamin n’est pas trop bête, il a compris qu’il n’y avait pas de quoi rire. Parfois, on parle à des murs. Alors le rappel à la règle, à la loi, au droit d’aller à l’école sereinement et sans être la cible de quolibet. La sanction est importante également. Si les comportements discriminants sont si répandus c’est qu’ils bénéficient d’une impunité sous couvert de « ouiiiii mais ce sont des enfants. » Sans doute. Mais les victimes sont des enfants aussi. Et les adultes deviennent les complices en permettant que cela se répandent.

En tant qu’adulte nous avons un rôle fondamental à jouer. Prendre conscience de nos propres failles et devenir de meilleurs modèles en la matière. Sortir des préjugés, s’ouvrir aux autres au-delà des apparences, réaliser qu’on ne connaît rien de l’histoire des gens, qu’on ne sait pas contre quoi ils luttent au quotidien. Surveiller sa parole et reprendre ses enfants.

Enfin, arrêtons de prendre les enfants pour des bébés qui ne savent pas ce qu’ils font. Apprendre que les actes et les paroles ont des conséquences, ça ne commence pas à 18 ans.

Je vous encourage à lire le livre de Gabrielle Deydier qui est très concis et très intéressant. J’espère continuer de faire évoluer ma pratique et mon regard dans le bon sens. Et si je peux entraîner du monde avec moi, alors tout est possible.

This is Halloween

J’avais prévu d’écrire un billet d’humeur parce que j’avais envie de râler sur des trucs qui me prenait la tête mais la journée a été trop belle pour ne pas la raconter.

Comme l’année dernière, pour clôturer la première période de l’année et partir en vacances sur une note festive, les personnels et les élèves pouvaient se déguiser sur le thème d’Halloween. Même si l’année dernière l’euphorie avait laissé place au chagrin et à la tristesse de manière fracassante quand nous avons appris l’assassinat de Samuel Paty, la tradition a perduré.

Ce serait trop bête de ne pas saisir chaque moment de joie et de lumière que la vie offre.

Et dans notre collège, on ne plaisante pas avec la tradition. Ni avec la joie.

Je ne sais pas si c’est ça, la grande famille de l’Education prioritaire.

Je ne sais pas si c’est seulement nous.

Mais j’espère que c’est comme ça partout.

Que chacun d’entre nous, profs, surveillants, CPEs, personnels de direction, agents, puisse ressentir cette chaleur au fond du cœur les jours comme celui-ci qui effacent ou allègent le fardeau que l’on peut porter à d’autres moments.

Aujourd’hui je pars en vacances avec dans la tête:

le rire tonitruants et tellement communicatif de notre CPE bien aimée

les grands yeux des élèves quand ils ont découvert nos costumes

les photos sous toutes les lumières de la salle des profs

le repas partagé avec une licorne maléfique, des sorcière, un docteur de la peste, un chaperon rouge rescapée du loup

des crocodiles haribo noirs

et le soulagement de pouvoir retirer les quatorze couches de maquillages une fois rentrée à la maison.

C’est fou et c’est doux.

Quel contraste avec mon premier jour dans cet établissement…

J’avais pleuré pendant une semaine parce que je quittais un collège que j’aimais énormément et que je me retrouvais encore à 65kms de chez moi pour ma 6e année en tant que TZR. Je traînais les pieds comme un troisième à qui l’on demande de venir prendre le livre à lire pour la reprise.

Chaque fois que je raconte cette histoire, je répète cette phrase: j’ai senti l’énergie du lieu. Elle était palpable, dynamique et riche. Tant de projets se sont montés depuis septembre 2019, tant d’heures de cours, de concertation, de discussion, de désillusion aussi.

A tous ces rires fous, ces coups de gueule, à vous qui me rendez lyrique et presque un brin nostalgique d’être en vacances.

Non, je déconne !

C’est les vacances !!!

A mes collègues adorés, mes amis, je vous kiffe ❤

Entendu #8

– Madaaaame, vous l’avez encore votre carnet ?

-Quel carnet ?

-Celui où vous notez ce qu’on raconte.

-Qui vous a parlé de ce carnet ?

-S, qui était dans votre classe l’année dernière. Il dit qu’il est sûr que vous avez noté toutes ses blagues dedans.

[les questions que l’on peut entendre en expression-écrite]

-Madame, vous voyez une moustache, mais une moustache bien, hein?

-Euh…. oui

-Ben comment on le dit ?

-…

-Quoi ?! Pas d’eyeliner aujourd’hui ? Et vos lunettes et des baskets ?

-Et oui, je suis malade et fatiguée.

-Non mais ca va quand même!

-Je te remercie, je m’inquiétais…

-Madame c’est quoi un gay à peine ?

-Un quoi ?

-ça là.

-Un guet-apens.

-Ahhhh ok !

« Si je fais pas de bêtise, j’aurais un gros cadeau. Bon, ça fait depuis la 6e que j’attends mais là c’est la 3e, c’est bon ! Du coup j’ai changé de tactique, chaque fois qu’un prof veut me mettre une observ’ je crie pour qu’il la mette pas. »

-Ah ouais, super la dicée à trous ! Moi aussi je veux bien être dyslexique !

-Tu sais que c’est comme si tu disais « ah ben super la grosse place de parking ! Moi aussi je veux être handicapé. »

-Ah ouais…

Tenez les enfants, en souvenir de votre rédaction de la semaine dernière, je vous ai ramené Les Confessions de Rousseau.

-Euh Madame, c’est pas un livre ça, c’est un dictionnaire…

-Et vous lisez ça parce que..?

-Mais parce que c’est magnifique ! Il y a des pages belles à en pleurer.

-Ah ouais, elle doit être géniale vot’ vie…

Je vous laisse avec une page de la Nouvelle Héloïse, pour preuve que ma vie n’est pas triste et parce que personne n’écrira plus jamais comme cela.

« Jusque là je m’étais toujours rappelé Julie brillante comme autrefois des charmes de sa première jeunesse. J’avais toujours vu ces beaux yeux animés du feu qu’elle m’inspirait. Ses traits chéris n’offraient à mes regards que des garants de bonheur; son amour et le mien se mêlaient tellement avec sa figure que je ne pouvais les en séparer. Maintenant j’allais voir Julie mariée, mère, indifférente peut-être. A quel point pouvait-elle être changée ?

Quand j’aperçus la cime des monts le cœur me battit fortement en me disant : elle est là. Le monde n’est jamais divisé pour moi qu’en deux régions, celle où elle est et celle où elle n’est pas. La première s’éloigne quand je m’éloigne et se resserre à mesure que j’approche, comme un lieu où je ne dois jamais arriver.

Plus j’approchais de la Suisse, plus je me sentais ému. L’instant où, des hauteurs du Jura je découvris le lac de Genève fut un instant d’extase et de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chéri où des torrents de plaisir avaient inondé mon cœur; l’air si doux et si pur de ma patrie.

A peine Julie m’eut-elle aperçut qu’elle me reconnut. A l’instant, me voir, s’écrier, courir, s’élancer dans mes bras ne fut pour elle qu’une même chose. A ce son de voix je me sens tressaillir; je me retourne, je la vois, je la sens. Son regard… et je ne puis plus parler. »

Le quart d’heure de misandrie

Cette année, ou bien est-ce la première fois que je le remarque, trois de mes classes sont à majorité masculine.

Et c’est fou comme ça se ressent dans l’énergie de la classe.

Pas tellement dans le bon sens d’ailleurs…

Alors on va encore me taxer de « féminazie » (si tant est que ce terme ait un sens d’ailleurs) MAIS… bon sang, c’est fou comme au sein d’un groupe d’ados transpire tous les dysfonctionnements d’une société.

Et ce matin avec ma classe de 5e, c’est devenu tellement ingérable que j’ai dû user de la force. Pas physique mais morale.

Il y a 7 filles pour 23 élèves dans la classe de cinquième. Et à part quelques petites exceptions (si mignonnes au demeurant) on dirait qu’on a rassemblé les uniques garçons d’une fratrie de dix. Comme si tous les petites derniers bébé de maman étaient là, constamment en train de piailler parce que le repas n’est pas à leur goût ou qu’on ne les écoute pas alors qu’ils parlent.

Je les ai repris un bon nombre de fois. Mais rien n’y fait, si j’interroge une fille, ils se sentent le droit de parasiter sa prise de parole. Comme si elle n’existait pas. Ça donne des situations ubuesques où les filles lèvent le doigt, patientent, un long moment par ailleurs, pendant que je suis en train de canaliser le flux incessant de parole des garçons qui arrive en rafale de tous les côtés.

Et là c’est sous mes yeux, et j’en suis la responsable,

« bon c’est insupportable ce bruit. Il est 40, ça sonne à 55. Les garçons vous n’avez plus le droit de participer ni d’ouvrir la bouche jusqu’à la sonnerie. »

Les filles ont un sourire jusqu’aux oreilles.

« Ah ben ça va les changer de se taire un peu, dis S. avec un sourire en coin »

Je ne vous raconte pas le tollé que cela a provoqué ! En une seconde, ils étaient prêts pour la révolution, debout sur la table à crier au sexisme et à la discrimination.

Oui, parce que les privilèges, quand on en bénéficie, on n’a pas du tout envie de les lâcher.

« Bienvenue dans notre monde ! Ça fait 2000 ans au moins qu’on est opprimé et qu’on nous explique quoi dire, quand le dire et comment nous habiller. Vous n’allez n’expérimenter qu’un seul aspect !»

Alors oui, on va me rétorquer qu’opposer de l’oppression à de l’oppression ce n’est pas humaniste. Sans doute.

M’est avis cependant que tant qu’on a n’a pas goûté dans sa chair une douleur quelconque, on a du mal à la comprendre.

En attendant mes 7 filles, ont pu participer, se tromper, participer encore et avoir la bonne réponse. Et les garçons qui avaient la bouche close, attendaient impatiemment la libération, les pieds sous les fesses et le bras quasi déboîté tant il pointait vers le ciel.

« C’est nul hein le sexisme ?

-humph. »