Entendu #9

Alors que je lui mets une retenue pour devoir non rendu:

-Mais Madame vous ne me croyez pas alors que la vérité sort TOUJOURS de la bouche des enfants !

-Des enfants, peut-être mais rarement de celle des adolescents.

-Gastby c’est l’histoire d’un homme très riche qui cherche à retrouver son amour perdu. C’est pour ça qu’il organise toutes les semaines des fêtes somptueuses en espérant qu’un jour elle réapparaisse.

-Et alors ? Elle vient ?

-Je ne sais pas, vous me direz.

-Mais Madame vous faites toujours ça !

Me rendant son contrôle à la fin de l’heure:

-Alors là c’est sûr ! Vous pouvez corriger tranquille, je vais avoir une bonne note c’est obligé !

-Et qu’est-ce qui te rend si sûr de toi ?

-J’ai fait comme vous avez dit, j’ai appris mes leçons !

-Incroyable ! Heureusement que j’étais là.

Suite au problème de la dernière fois entre Sarah et Mattéo, au moment de rentrer en classe

-Dites, on se prend un moment pour discuter tous les trois à la sonnerie ?

-Non, c’est bon Madame, c’est réglé, me dit Sarah détendue.

-Ouais son père à appelé ma mère.

-Ah ben super ça. Le dialogue c’est la solution.

-Ouais super, ouais…

-ça s’est mal passé ?

-Non, mais bon… en fait nos parents se connaissaient, voilà.

Les joues de Sarah sont rouges sang et Mattéo trace des courbes avec ses pieds, espérant sans doute que je décode le message.

-Trop bien ! Ils étaient amis avant. C’est cool pour discuter.

-Non mais en fait c’était des exs.

-Mais nooooon !

-Si…

-Et vous ne le saviez pas ?

-Ben non….

-Excellentissime !!!!

-Ouai c’es pas vraiment ce qu’on s’est dit tout de suite…

-Oui, pardon, je comprends.

« Vous ne lisez pas les livres ! Vous me rendez dingo avec ça !

-Non mais Madame, si vous vous écrivez un livre, promis on le lit.

-C’est gentil… mais je n’écris pas de livre.

-Mais vous devriez trop ! Et vous parlerez de nous !

-Haha ! Mais oui ! Aller, je commence ce soir. Je vais raconter que vous ne lisez pas les livres !!!

-Moi, Madame, si vous écrivez un livre, je veux bien l’acheter mais je promets pas de le lire.

-…

Asphyxie

Première heure de la journée pour eux comme pour moi, entrée en classe plutôt calme et tranquille pour les 5eCata.

Ils savent que c’est la dernière séance avant le rendu du plan de travail. Les plus rapides ont déjà eu leur note et cela semble avoir motivé les autres.

Tout à coup, une sorte de légère agitation des filles se fait autour de Zoé.

Je gronde un peu:

-Ben alors les filles, c’est quoi ce bazar ? C’est pas parce qu’il y a R qui récite sa poésie que ça vous autorise à faire n’importe quoi.

Et là je vois Zoé qui fixe ses mains tremblantes.

-euh Madame, Zoé ne se sent pas bien.

-tu as mangé ce matin ?

-Oui…

– Viens me voir. Tu sais ce qui t’arrive ?

-Je crois que c’est une crise d’angoisse… murmure-t-elle.

-Ahh ben tu ne pouvais pas mieux tomber, tu ne le sais pas mais je suis spécialiste en crise d’angoisse. Viens on va prendre l’air dans le couloir.

La jeune brindille esquisse un très léger sourire.

-ça t’arrive souvent ?

-C’est la deuxième fois…

-Et est-ce que tu sais comment on la fait passer ?

-Non…

Ma petite élève est serrée sous mon bras avec ses jambes qui peinent à la porter.

-Déjà, sache que ce n’est rien. ça finit toujours par passer. Concentre-toi sur ta respiration et écoute-moi te raconter des bêtises. Ok ?

Peu à peu, les tremblements cessent et le rose revient sur les joues. Les autres n’en ont pas profité pour retourner la classe. Ils sont restés là un peu interloqués. Il faut le vivre pour comprendre.

Quelle plaie…. plus ou moins fréquentes selon les périodes, plus ou moins fortes. Avec le temps on apprend à les gérer, à les reconnaître, à les sentir venir. Pas toujours simple de se dire qu’on ne va pas mourir là tout de suite au feu rouge ou le cadis plein au supermarché. Cette sensation qui écrase la poitrine, qui vous fait ressentir le fonctionnement d’organes muets d’habitude, les oreilles qui se bouchent, le sang qui se glace. L’idée écrasante que la moindre épreuve sera insurmontable, que l’on n’est capable de rien si ce n’est se rouler en boule dans son lit en attendant que la vie passe. ça passe toujours, c’est vrai. Mais parfois c’est si fort qu’on en laisse filer le temps et les opportunités. Mais le temps fait son œuvre et nous fait grandir et se dire alors, j’ai peur, j’ai très peur mais ça va aller, je peux m’en sortir. Lutter avec soi-même comme seul ennemi.

-Il y a des moyens pour calmer l’angoisse. Il faut trouver ce qui te fait du bien, ce qui t’apaise. Ecrire, chanter à tue-tête, danser, courir, peindre des arbres en aquarelle. Ne t’inquiète pas, tu n’es pas seule.

pour chanter à tue-tête

« Mais ils arrêtent pas de dire que je suis un garçon manqué. »

Rebelle par Annie Leibowitz

Projet presse au CDI. Les 4e sont tous là sauf Sarah. Ils s’installent autour des tables et écoutent les explications de la prof doc sagement.

Sarah passe la porte comme un boulet de canon, les joues en feu et les poings serrés. Elle ne va pas s’asseoir avec les autres mais sur les fauteuils du fond.

« Euh tu ne vois pas qu’on est autour des tables ? demande ma collègue.

-Laisse, je m’en occupe. Je te laisse le groupe. »

Sarah est arrivé en cours d’année. Elle vient d’un collège privé. En général, les élèves ne reviennent pas chez nous pour la beauté du cadre.

Elle a les cheveux toujours attaché en queue de cheval, elle est très sportive et cet état d’esprit rejaillit sur son travail. Ce n’est pas tant par esprit de compétition que par opiniâtreté qu’elle accepte de refaire les exercices. Elle a 16 de moyenne en français mais à chaque fois que je lui rends une copie, on dirait que je lui fais une fleur. « Je comprends pas, moi, normalement je suis nulle en français. » C’est le genre de fille que j’aurais suivi comme une ombre à son âge. Très charismatique, fort caractère. Donc, quand je la vois dans cet état je me dis qu’elle a appris une mauvaise nouvelle.

-Qu’est-ce qu’il se passe?

-Rien. Mon père vient me chercher, je m’en fous. Je veux pas en parler.

-Je vois bien que tu es en colère. Tu ne veux pas me dire contre qui?

-C’est eux là ! J’en peux plus ! Mattéo et Wadir.

-Qu’est-ce qu’ils t’ont fait?

-Ils n’arrêtent pas de dire que je suis un garçon manqué.

-Mais qu’est-ce que ça peut te faire qu’ils pensent ça ? ça ne veut rien dire cette expression en plus ! »

Je crois que c’est l’ado de 14 ans qui est toujours cachée quelque part qui lui a posé cette question. Dans ma tête ça donnait « Attends mais une fille comme toi, avec ton caractère, ta force de vie, droite dans ses baskets, comment elle peut se laisser abattre par deux petits mecs qui font une tête de moins? »

-Là on était sur le terrain. J’étais la seule fille démarquée et ils ont fait exprès de ne pas me faire la passe! Ils rigolaient en plus. ça me rend folle ! J’en ai marre, j’en peux plus, là. Je fais du rugby et alors ?! »

Et alors rien. Si ce n’est que c’est extrêmement violent de se sentir rejeté pour qui on est. La norme est tellement figée, tellement contraignante que le moindre écart vous éclate à la figure.

Et c’est très dur d’être une ado qui ne correspond pas à ce qu’on attend d’elle. Sarah fait du rugby entre autres sport, elle aime être en survet’ et en baskets, les mains dans les poches et son sac à dos gris vissé au dos. Elle est drôle, fine, vulnérable par certains aspects. Il lui faudra du temps pour prendre conscience d’à quel point c’est une richesse.

Aujourd’hui, j’ai 34 ans et peu sont les gens avec lesquels je me sens autorisée à être pleinement moi-même. Il faut que ces gens-là aient vu autrement qu’avec les yeux. Ce sont ceux dont on sait que la distance et le silence ne change rien ni à ce qu’ils sont ni à ce qu’ils ressentent, et qu’on retrouvera toujours avec le plaisir du premier jour.

« Ecoute-moi. Tu es en colère et tu es blessée. Plus tard, tu vas te calmer et tu vas repenser à ce que je vais te dire maintenant. Tu es belle, intelligente et forte. Et ça peut faire peur, ou du moins déranger. Tu te rappelles quand hier tu me disais que le subjonctif c’était trop bizarre. Qu’est-ce que je t’avais répondu ?

-Qu’il est pas bizarre, c’est juste qu’on n’a pas l’habitude de le fréquenter.

-Exactement. Parfois, ce qui est différent fait peur mais en réalité c’est parce qu’on est différent qu’on vaut la peine d’être connu. »

Et le rouge des joues est monté un plus haut. Alors elle retient son souffle et détourne le regard, il ne faudrait pas leur donner le plaisir de la voir pleurer.

-Tu veux rejoindre le groupe ou je te laisse là ?

-Je veux bien rester là.

Elle a pris un Okapi et quelques minutes après, son père est venue la chercher parce que pour aujourd’hui, le collège c’était trop dur.

Sésame ouvre-toi

Aujourd’hui j’ai emmené la classe de 5eTerrible au CDI. Avec les histoires de confinement et de COVID, ils n’avaient toujours pas eu leur séance d’initiation à la recherche et même si c’est une classe très compliquée… on ne peut pas toujours faire un refus d’obstacle.

J’ai toujours été un rat de bibliothèque. Je me souviens des casiers avec les albums de toutes les couleurs en maternelle. Je me souviens que j’aimais bien le regard stupéfait de la bibliothécaire parce que je prenais les romans les plus épais pour qu’ils me durent toute la semaine en élémentaire. J’étais au CDI à toutes mes pauses déjeuner au lycée. J’ai fait l’ouverture et la fermeture de la BU pendant 5 ans.

Les rayons de livres sont mon espace sécure: jamais de solitude parmi eux, jamais de déception non plus.

Alors quand j’emmène mes monstres , cela me fait toujours l’impression de les emmener dans un refuge que je leur prête.

C’est idiot. Le CDI du collège, je n’y vais pas si souvent.

Ça n’a pas toujours été le cas. Dans la ville aux flamands roses, le CDI, j’y étais tout le temps mais c’était pour la prof doc, trésor parmi les trésors de cette ville. Je n’ai jamais vu un CDI pareil. Elle est obligée de refuser du monde tant les élèves n’y décolle plus.

Il y a des endroits qui agissent sur votre posture. Là, même les 5eTerrible ne se sont pas sentis le droit de tout faire. Ils parlaient plus bas et surtout… ils ont fait le travail.

Dans la caverne d’Ali baba, ils fouillaient les rayons cherchant la côte 910.9 ou bien ce vieil okapi de 2014 dans les archives.

Après, on ne va pas se mentir. Ils adorent fouiller les rayons, trouver les références comme s’ils participaient à une chasse au trésor. Le problème, c’est qu’une fois trouvé: il faut lire!

C’est vraiment une des choses pour lesquelles j’ai beaucoup de mal à être empathique. Qu’ils ne sachent pas la différence entre un dictionnaire de lexique et un des noms propres, je suis là. Que le mot «encyclopédie » ne leur évoque rien. Ok. Mais qu’ils ne lisent pas les articles… je dégoupille et perd patience assez vite.

« Mais lis bon sang ! Tu crois que ça va s’imprimer dans ta tête par photocopie ?!! »

Ça en dit plus sur moi que sur eux dirait ma psy. N’empêche, ils ont été au CDI et pour certains c’était un baptême.

chanson du moment

L’amour, toujours.

Après une longue absence pour des soucis de santé à la sortie des vacances, j’ai pu enfin retrouver mes collégiens qui ont eu la délicatesse de ne pas m’oublier. Et cette semaine, j’ai beaucoup de choses à raconter.

Je vais vous raconter la récitation de poésie des 4e, moment suspendu.

La consigne était simple: choisir un poème en lien avec la thématique de séquence, l’apprendre et le réciter sur la musique de son choix.

La séquence c’est « Dire l’amour » que je traite cette année sous deux aspects: la poésie amoureuse et la pièce Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Après six semaines de Cyrano, ils n’avaient plus aucune retenue ! Au diable la gêne adolescente, « Madame, parlez-nous d’amour ! »

« Vous l’avez peut-être remarqué mais les poèmes qui parlent d’amour, décrivent rarement un amour heureux. L’écriture vient souvent quand on a mal, quand on envie de parler de quelqu’un ou à quelqu’un. Et ce qu’il y a de magique, c’est qu’en parlant de lui, le poète parle de nous.

Vous n’avez jamais remarqué que vous écoutiez de la musique triste quand vous vous sentez mélancolique?

Des scientifiques ont établi que la tonalité des notes de musiques tristes agirait sur des zones du cerveau responsables du réconfort. C’est aussi triste que de voir l’amour comme une simple réaction chimique hormonale.

Le poème, comme la chanson, vient toucher l’âme. C’est courageux de résister à oublier quelqu’un qui vous manque. Vous connaissez la chanson de Brel « on n’oublie rien de rien » ? Bien sûr que non ! Allez l’écoutez et vous verrez de quoi je parle.

Alors vous choisissez un poème qui vous parle, qui résonne en vous et vous l’associez à une musique qui remue quelque chose. »

Et j’ai eu droit à deux moments de grâce que je vous livre par extrait accompagnés des musiques que les élèves ont choisies. Ce n’est pas la première fois que je pose cet exercice mais c’est la première fois qu’il est pris au sérieux. Les élèves n’ont pas tous pris le poème le plus court ni la première musique instrumentale trouvée sur Youtube.

Aimer à perdre la raison
Aimer à n’en savoir que dire
À n’avoir que toi d’horizon
Et ne connaître de saison
Que par la douleur de partir
Aimer à perdre la raison

Ah c’est toujours toi que l’on blesse
C’est toujours ton miroir brisé
Mon pauvre bonheur, ma faiblesse
Toi qu’on insulte et qu’on délaisse
Dans toute chair martyrisée

La fin, la fatigue et le froid
Toutes les misères du monde
C’est par mon amour que j’y crois
En elle je porte ma croix
Et de leurs nuits ma nuit se fonde

Aimer à perdre la raison
Aimer à n’en savoir que dire
À n’avoir que toi d’horizon
Et ne connaître de saison
Que par la douleur de partir
Aimer à perdre la raison […] Aragon

L. qui est le garçon le plus étrange jamais croisé. Toujours à côté, un peu morbide, un peu malaisant. 4 de moyenne en français. Sa récitation tremblante donnait une force folle à sa récitation.

Puis, Lyne, nous a offert une incarnation du poème de Rimbaud. C’était comme voir une fleur s’épanouir au printemps.

[…]

Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire !…

– Ce soir-là…, – vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
– On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade. (Rimbaud)

« Olala Madame je crois que je vais pleurer. » souffle O derrière moi.

Et elle n’était pas la seule.