Quand j’ai mes 3e en demi-groupe, j’essaye de les faire travailler sur le modèle du Concours d’éloquence. On en voit partout en ce moment et j’admets aisément tomber facilement dans ce qui est « à la mode ». Les gens qui me connaissent savent que ce travers ne concerne pas uniquement mes vêtements.
Bref.
Ma classe de 3e est celle avec laquelle j’ai le plus de mal à me connecter. Mes 5e, probablement du fait de leur fraîcheur préadolescente, fonctionnent à l’affect et comme c’est un peu ma marque de fabrique, ça se passe très bien. Le sourire quand il passe la porte de la salle ne trompe pas.
Les 3e, c’est un peu l’état végétatif de la société, vous voyez ?
D’abord, ce sont les plus grands cette année donc forcément ils sont « too cool for school ». Toute la journée on leur parle de leur avenir, moi la première, et de l’importance des choix qu’ils vont faire, à un âge où n’existe que le présent. Donc la vie est difficile pour les 3e qui sont des « grands » mais qu’on traite un peu comme des bébés parce que « c’est quoi ce classeur ? », « Vous n’avez jamais lu Victor Hugo ??? » et en même temps « non mais je ne suis pas votre mère enfin, prenez vous en mains! » Je ne fais que m’auto-citer. Triste vie les pauvres.
Les 3e, j’en suis consciente, n’accrochent pas beaucoup avec leur prof de français cette année. ça me rend triste parce que j’ai cette conviction clairement cucu la praline (et que je n’assumerai jamais en salle des profs) que si on n’aime pas son prof on ne peut pas donner le meilleur de soi-même.
Je n’ai pas dis mon dernier mot cependant. Nous voilà donc avec mon concours d’éloquence.
Les deux premières séances, nous avons regardé des extraits de vrais concours d’éloquence. De jeunes adultes, étudiants, qui préparent le concours d’avocat où Sciences Po. Du très haut niveau.
Je m’attendais à « Ouai, mais attendez on ne comprend pas ce qu’ils disent »
et j’ai eu:
« Waouh, ils parlent trop bien !
-On dirait des acteurs c’est fou (ouf, retranscrit à l’endroit) ! »
Je vous ai eu petits adolescents blasés. Vous êtes coincés maintenant, je ne vais pas vous lâcher.
« Il faut tenir compte du fait qu’ils sont plus âgés que vous et qu’ils ont lu, vu, expérimenté beaucoup plus de choses que vous. Mais avec du travail vous pouvez arriver à débattre avec quelqu’un, ou à développer un argumentaire sur un sujet imposé. On essaie ? »
Les voilà lancés au tableau face à face sans filet en totale impro. Un jour la délicieuse doc du collège m’a dit « Ah tu vas nous les secouer nos gardois ! » Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde.
Premier sujet: les allocations sont-elles un frein au travail ? peu d’émoi…
Deuxième sujet : pour ou contre l’enseignement de l’arabe à l’école ? Issa tire au sort « contre ».
-Mais Madame, je peux pas être contre ça !
-Oui mais l’éloquence ce n’est pas celui qui est du côté de la justice qui gagne, c’est celui qui a le dernier mot.
Du bout de lèvres, Issa sort les arguments puants rabâchés dans les journaux.
« L’arabe ne doit pas être enseigné car déjà le français n’est pas maîtrisé »
Lily en face doit défendre le « pour » mais sort:
« Ben oui il a raison, en plus l’arabe n’a pas sa place à l’école. »
Piquée, je lui demande quelle différence cela fait entre l’anglais, l’allemand et l’espagnol.
« Waouh t’es raciste ! crient deux élèves au fond.
-Mais non, mais c’est vrai quoi ! »
Lily tente de se défendre se trouvant coincée entre ce qu’elle a entendu chez elle et qui doit nécessairement être vrai et un argument logique qui fait ressortir quelque chose qu’elle ne soupçonnait pas.
La sonnerie vient terminer cette première session un peu houleuse.
Les aléas du programme, de la vie, des emplois du temps, des évaluations, des corrections font que nous sommes restés plusieurs semaines sans travailler notre éloquence. Et les élèves me demandaient régulièrement quand est-ce qu’on reprenait.
Ce fut chose faite hier.
Cette fois la séance a été réalisée en groupe car le manque d’arguments et de répartie s’est vite révélé un écueil insurmontable pour eux.
3 temps de travail:
-trouver des arguments pour et contre en vrac
-les classer et les organiser avec des connecteurs logiques
-trouver des questions pour surmonter les arguments qui nous coincent. Je leur explique qu’en rhétorique lorsqu’on n’a plus d’idée ou qu’on n’a pas envie de répondre on peut se défendre en posant des questions.
ex. « Monsieur Machin trouvez-vous normal de gagner 100 fois plus que la moyenne de vos employés ?
-Et vous M. Truc trouvez-vous normal que je gagne malgré cela 2 fois moins qu’un footballeur qui ne fait que taper dans un ballon alors que je fais vivre 2000 personnes ? »
Apparemment mon exemple improvisé, merci Carlos !, leur a parlé.
« ah ouai, les entends-je murmurer »
Les groupes se mettent au travail. Le thème du jour: les gilets jaunes. Déjà qu’en salle des profs personne n’est d’accord alors là ça va être du pain béni !
Ils ont des idées très arrêtées, je vous les sers en vrac dans leur prose si parfaite:
-ouai, les gilet jaunes ils bloquent les gens qu’ils défendent c’est débile
-si on fait rien ben rien ne bougera
-bientôt le litre d’essence fera 15€ ! -euh quand même pas… -Ben si !
-c’est débile de penser à l’essence alors qu’on est en transition (sic.)
-Ben ouai y’a qu’à avoir des voitures électriques.
Trente minutes d’intense réflexions plus tard, on lance les 2 premiers challengers : ils ont choisi leur camp sans tirage au sort.
Laurie commence
« Ben… déjà les gilets jaunes, ils empêchent les gens d’aller travailler donc ils auront encore moins d’argent.
-ouai mais ils laissent passer les urgences et les femmes enceintes. rétorque Enzo.
J’interviens un peu pour les aider: « Tu dis qu’ils empêchent les gens de fonctionner et de travailler, quelle est cette pratique qui a pour but de déranger pour faire entendre son message ?
-la manif ?
-la grève ?
-Oui ! si une grève ne dérange personne alors elle n’a aucun impact. donc à son argument tu peux opposer le droit de grève.
-Ahhhh ouai ! Laurie repart, en plus le pouvoir d’achat ne fait que baisser. Les gens n’ont plus assez d’argent pour vivre, comment ils vont faire ?
Bim la question qui tue ! et ça ne loupe pas, Enzo reste pantois alors qu’il a d’autres arguments.
« Enzo, de quoi parliez vous avec ton groupe quand vous parliez de transition ?
-Ben d’écologie.
-Oui, donc est-ce que tu ne peux pas ramener l’écologie sur le tapis ?
-Ah ouai ! Ben quand on sera tous mort étouffés dans la pollution ça nous fera une belle jambe d’avoir de l’argent. Quand tes enfants ils ne verront même pas une forêt ils demanderont le prix de l’essence tu crois ?
-Vous voyez comment pour gagner vous pouvez déplacer le débat ? Vous partez d’un postulat économique et concret et vous emmenez votre adversaire vers un plan philosophique. Personne n’a raison et en même temps si, c’est pour ça que c’est si polémique. Les arguments des uns et des autres s’entendent. C’est beau un mouvement citoyen spontané qui s’érige en dehors des cadres habituels et c’est beau aussi quand des jeunes gens comme vous pensent à sauver le monde. Bravo vous avez bien progressé. »
Ils sont assis sur les tables ou sur leur chaise, mais cette fois je les ai eu, mes petite têtes bouche bées tournées vers moi. Pour une fois leur cours de français a eu un impact. Tentons maintenant de garder cette énergie.