Ces profs qui m’ont faite

Difficile de trouver le temps depuis la rentrée de raconter des blagues de collégiens. Et pourtant, mes 3e ont réussi à me faire écouter du Jul donc il faudra bien que je vous raconte cette histoire.

Mais nous portons tous, enseignants et pas enseignants, un fardeau un peu plus lourd depuis vendredi dernier. Et en hommage à Samuel Paty et en citant la chronique de Tanguy Pastureau, j’ai eu envie de raconter ces profs qui m’ont faite.

D’aussi loin que porte ma mémoire, j’ai toujours su que je serai prof. Et la vie a eu la bonté de mettre sur ma route des enseignants rares, passionnés, bienveillants bien avant que le mot soit à la mode, et dont je garde la mémoire.

Il y a eu ma maîtresse de CP, Mme G., et mon maître de CE1, M. B. Je me rappelle que les autres élèves les trouvaient durs mais qu’avec moi ils étaient toujours tendres. Je me souviens que mes parents les invitaient à la fin de l’année scolaire à un mezza royal pour les remercier de leur travail. Ils m’ont appris à lire et à compter bien sûr, à faire la différence entre une guêpe et une abeille, à jouer à la thèque avec une raquette de tennis. Ils m’ont donné envie d’aller à l’école chaque jour et ont fait du mois de septembre un mois pleins de promesses.

Il y a eu mon professeur d’EPS, M. P, dont je détestais la matière mais dont j’adorais le prof, qui ne notait pas à la performance mais à la persévérance, qui ne m’en voulait pas de ne pas être sportive et de ne pas savoir courir et qui me poussait à le faire quand même. Le seul prof qui a réussi à me faire faire le cycle piscine sans dispense.

Mon professeur d’Histoire-Géographie, au lycée, M. D., qui était brillant, plein d’ironie et de sarcasme, qui m’a mis le premier Camus dans les mains en seconde « Comment tu n’as jamais lu les Justes ? » et qui m’a appris à acheter le Canard Enchaîné tous les mercredis. Je passais mes pauses déjeuner à ficher Le Monde avec un Atlas et une encyclopédie pour comprendre les références. Je voulais être comme lui un jour, un prof qui change la vie des gens.

Madame I, prof de philo, complètement barrée mais d’une intelligence et d’une culture énorme. J’étais au premier rang et je languissais les dernières heures du vendredi pour la retrouver. J’étais orpheline quand elle était absente. J’ai lu tout le théâtre de Sartre cette année-là, j’ai découvert Bergson, j’ai enfin compris Kant.

Monsieur C, prof de philo aussi mais en hypokhâgne. Le seul qui ne me donnait pas l’impression d’être une erreur de casting, le seul dont je lisais tous les livres sur la liste, qui avait eu la gentillesse de m’écrire une lettre de recommandation pour la double licence à la fac sans que je la lui demande.

Enfin, last but not least, M. T, mon prof de littérature de XVIe s. Toutes les étudiantes étaient amoureuses de lui et je ne faisais pas exception. Deux vers de Louise Labé et je l’ai suivi jusqu’en Master II. Il m’a appris à écrire, à analyser, à aller toujours plus loin, à me dépasser, à croire en moi. Il m’a fait croire que je n’étais pas une étudiante comme les autres au moment où j’avais besoin de l’entendre.

Ils ont tous en commun de m’avoir fait lire, réfléchir, écrire, ils m’ont secouée parfois, poussée souvent. Ils ont fait naître la vocation de la transmission autant que celle de la littérature ou de la philosophie. Ils m’ont rendue spéciale. J’espère inspirer à quelques uns de mes élèves le quart du tiers de ce qu’ils m’ont apporté.

Prof je crois que c’est dans mon ADN. Ils m’ont faite. Je les ai aimés. J’en ai même épousé un. Ma sœur se moquait de moi et disait que j’étais trop snob pour être avec quelqu’un qui n’avait pas au moins un bac+5. C’est pas le niveau d’étude qui compte c’est la passion pour son métier, pour ses élèves, pour sa matière. Et qui serait assez fou pour faire ce métier sans la flamme qui brûle au fond de lui ?

A tout jamais et infiniment, merci à eux.

La chronique de Tanguy Pastureau en question

Entendu, vu, lu cette semaine

Des élèves de 6e qui m’écrivent « bien cordialement Madame » à la fin des messages ENT.

« alors moi j’ai choisi la fable ‘le lion et le rat’ parce que la morale dit qu’on a toujours besoin d’un plus petit que soi et je vais la lire à mon grand frère. »

un papa célibataire « Je ne le dis pas devant les autres parents mais je suis content moi qu’ils reprennent l’école normalement, même pour une semaine. Parce que j’ai pas réussi à suivre mes filles et je dois vous avouer Madame que j’ai un grand sentiment de culpabilité… »

une maman « Je suis contente de vous avoir au téléphone, je voulais vous demander… Vous savez Lana, a eu une année difficile, elle était toute seule tout le temps. J’aimerais qu’elle soit avec Imène l’année prochaine…Une lettre ? C’est que je ne sais pas bien écrire vous savez… C’est vrai ?? Oui, oui je la signerai ! Merci, merci mille fois ! »

-Quand j’ai dit aux élèves qu’on faisait l’école ouverte toutes les deux ces vacances, ils sont passés de « lol » à « on s’inscrit où ? « 

-Madame ! Est-ce que la prof d’anglais est là aujourd’hui ? -Oui pourquoi ? -Ben, sinon on finit à 15h30. -Vous venez au collège un jour par semaine et vous espérez quand même avoir un prof absent ? -Ben ouai, c’est ce qu’il y a de mieux au collège ça!

-Il est pris en prépa métier ? Sur son premier voeu ? C’est merveilleux, fantastique ! Amiiiiiiinnnnneeeeeee ! Tu as été pris !!!!

un collègue : les gamins n’ont pas le droit de se prêter le manuel ? Mais comment on va faire ? Ils vont tous oublier la moitié de leurs affaires lundi. -Tu fais un scan du manuel et tu le projettes. -Tu es une fée.

Solidarité ?

« bon y’a un groupe qui va peut-être rendre le truc au chef ce soir… ils veulent voter avant entre eux. »

A. est dépité quand il vient nous annoncer cela. C’est l’un des représentants syndicaux du bahut: il est libertaire, il lit des tas de trucs scientifiques et des dystopies et surtout il est très engagé.

Et aujourd’hui on avait été réquisitionné pour faire notre deuxième demi-journée de solidarité sur le thème du projet d’établissement. Je ne vais pas vous bassiner avec ledit projet et les heures de faux débat que l’on a eu. Mais un mot d’ordre avait circulé, lancé par un syndicat, pour que l’on fasse de la rétention de documents tant que la réforme des retraites n’avait pas été retirée. Oui, c’est symbolique, et sans doute que ça ne servira à rien. Mais une lutte sans symbole n’a pas de sens et si on était plein à faire ça, et bien ça pourrait toujours montrer qu’on est là.

Toute la semaine, on a sondé les collègues à propos du projet et aucun, je dis bien aucun, n’a dit à voix haute qu’il ne le ferait pas. A priori tout le monde était d’accord.

ça c’est assez typique du fameux microcosme. Aux oubliettes l’humanisme !

Comme dans toute société,  il y a des privilégiés qui sont toujours très proches du pouvoir en place. C’est pratique pour les chefs parce qu’ils ont des oreilles et des yeux en salle des profs et en échange, ces privilégiés ont des compensations en nature comme l’acceptation de projets ou plus banalement un bon emploi du temps. Tout le monde le sait. C’est comme ça.  D’autres, ont de véritables scrupules à contester l’autorité. C’est-à-dire que risquer de contrarier le leadership, c’est juste inconcevable. Il faut des gouvernants pour nous gérer,nous,  pauvre plèbe et ces gouvernants ne peuvent que vouloir le bien commun.

De mon côté il y a belle lurette que je ne crois plus au « one to rule them all » et comme mon père m’a transmis son problème avec l’autorité; c’est une posture que j’ai un peu de mal à entendre.

Mais bon, là, la réforme des retraites, concernent tout le monde. TOUT-le fucking-microcosme. Ah ben non en fait, car entre temps les personnes nées avant 1975 n’étaient plus concernées. Et alors depuis, il y a scission entre ceux qui se sont désolidarisés du mouvement et les autres.

Qu’on ne fasse pas grève parce que ça pose un problème financier ou même parce qu’on n’y croit plus, ça s’entend. Mais là, le risque il était de zéro. Qu’est-ce que le chef en a à faire qu’on rende les docs ou pas ? Rien. De toutes façons, il ne transmettra que ce qu’il veut.

Mais à ce moment, on est 60 profs et on parle d’une même voix. Et comme c’est beau et rare faut le porter haut. Du moins le fallait-il.

Parce qu’avec A., tous les vendredi on se retrouve devant notre plat de salés aux lentilles, sauf que A, dont la famille ne vit que sur son salaire en ce moment, avec tous les jours de grève, il n’y a plus de salé avec les lentilles.

Et même si finalement, la majorité a parlé et qu’aucune feuille n’a été rendue, ça laisse malgré tout un goût amer de lentilles qui auraient accroché au fond de la casserole cette histoire.

Le microcosme

La salle des profs est un microcosme. C’est un lieu de passage aux récréations, c’est un lieu de partage au moment des repas. C’est aussi là que l’on garde son petit monde, dans son casier. Je vous reparlerai un jour du casier, c’est tout un poème.

Dans la salle des profs on trouve toujours; un frigo, des toilettes, du café. Dans les endroits les plus fancy on peut avoir une photocopieuse et un micro onde. Les bonus sont au bon vouloir du chef d’établissement. Dans ma courte carrière j’ai vu:

  • des salles des profs où des canapés avaient été remplacés par des chaises inconfortables parce que « des profs ne devraient pas s’affaler ». Quand j’étais enceinte, il m’est arrivé de dormir les pieds sur un fauteuil, la tête sur mon sac lui-même posé sur l’accoudoir en bois du fauteuil d’en face… Pas besoin d’être enceinte pour tenir moins droit après 4 heures de cours, cela dit.
  • des micro ondes supprimés parce que ce n’est pas réglementaire de ne pas manger à la cantine aka « les commensaux ».
  • pas de photocopieuse parce que les profs ne savent pas s’en servir mieux vaut confier cela à la loge.

Cette année, nous sommes dans un bahut tout neuf, la salle des profs n’est pas hyper fonctionnelle mais elle est grande et vraiment agréable pour travailler. La machine à café est bonne et la photocopieuse marche presque tous les jours.

Dans une salle des profs, ça parle de tout ce qui concerne le collège de manière concise (parce que la récré c’est 10 minutes et qu’il faut passer aux toilettes, prendre son café, le boire et régler les affaires courantes) et efficace.

Pour vous donner une idée rien qu’aujourd’hui:

– Avec ma collègue d’anglais, avec qui on convoiture, on arrive au collège à 7h35 (on prend la route à 6h50) pour faire les photocopies de la première heure et éviter la queue à la machine.

-Mon collègue d’HG est venu me demander si je pouvais lui laisser la classe de 6e un lundi après-midi pour une sortie au musée. Comme il n’avait pas besoin que je l’y autorise je lui ai dit en plaisantant « Ok, si je viens. » Il était 10h10. A 13h il m’apportait les papiers à signer. EFFICACE.

-Si des élèves frappent à la porte à la récré, il n’est pas impossible qu’ils entendent une vingtaine de voix crier en chœur « y’a personne! »

-« Un café ! Quelqu’un a une dosette ? Quelqu’un a 50 centimes ? je rends au centuple demain ! »

-« Qui a les 6C tout à l’heure ???? J’ai des photocopies à distribuer.

-Entre temps, il a fallu caler le rdv avec la mère de Yasmine qui part en sucette depuis plusieurs semaines, contacter le conseillère d’orientation pour les prépa pro, faire le rapport suite à l’exclusion de cours du matin.

Il est 12h30, le tup n’est pas encore rentré dans le micro onde. ça sonne dans une heure.

Finalement, après toute cette agitation, on s’est posé une demi-heure pour manger et là deux collègues nous ont appris la voix pleine d’émotion qu’elles avaient été victime de harcèlement sexuel, que ça avait été assez loin. Que pour la première fois de leur vie elles ne s’étaient pas senties protégées sur leur lieu de travail. Elles ont cru, elles aussi, comme trop d’autres,  avoir affaire à un « gros lourd » tout en sachant bien qu’un type normal, même lourd, comprend quand on lui dit « non. » Elles ont employé les termes de « proie » et de « vulnérable. » Ce sont des filles fortes, bien dans leurs baskets, très belles et qui font de la boxe. Et pourtant, à ce moment, elles ne savent pas si l’institution saura les protéger. Si ce type pervers qui est au contact d’enfants pourra continuer tranquillement. Elles ont été courageuses d’en parler mais ça a été dur.

La salle des profs c’est le lieu des confidences, des câlins parce qu’on a le blues, parce que c’est dur, parce qu’on est fatigué, du chocolat laissé sur la table, du coup de coude d’à côté et du petit « ça va? » qui fait plaisir, des larmes de colère, des boules aux ventres les jours d’inspections, des fous rires et pas qu’à cause des élèves, des disputes sur les visions pédagogiques, des PAP à remplir pour les dys-lexique/orthographiques/praxiques/calculiques, des ventres des collègues qui s’arrondissent, des faire-parts et des poster syndicaux sur les murs, c’est le bonjour à 8h, à 10h, à midi, les apéros de pré vacances, la galette des rois, les œufs en chocolat, le secret santa, …

C’est la vie en équipe où l’on prend soin les uns des autres. Il y fait chaud, même quand le chauffage est en panne.

 

 

 

Le syndrome de la vieille bique

Je pourrais aussi bien l’appeler le vieux biquet notez mais dans mon cercle actuel il n’y a que des vieilles biques alors.

Samedi soir, dans une émission sans grand intérêt présenté par un animateur au rire forcé (qui n’est pas Hanouna), la reine des vieilles biques était en promotion de son livre.

Le discours est simple et accablant : les jeunes sont nuls, ils sont désintéressés de tout, ils ne savent plus écrire, etc.

A ce petit cupcake nature vous pouvez rajouter différents toping : une ganache à la « c’était mieux avant », une crème au beurre de « de mon temps on ne faisait pas comme ça… » Et pour les plus gourmands un petit insert au chocolat « les profs sont nuls » ou plus subtil mais tout aussi savoureux la noisette »ce n’est pas la faute des enseignants, ils ne font qu’appliquer des textes de lois (ces ânes sans conscience) ».

La vieille bique, généreuse et prolixe (car elle n’est pas paresseuse, elle) offre ses pâtisseries à la pause déj, aux dîners entre collègues, le soir à la maison, partout où on la reçoit.

Et puis, c’est facile à manger et c’est facile à reproduire alors après à table il y a tout un tas de biquettes autour de la vieille bique. Et le « gnagnagnagna » que vous entendez ce n’est plus la mastication difficile du steak de la cantine, mais celui du cupcake.

Le problème c’est que tous les profs sont à un moment ou à un autre des vieilles biques. On ne s’en rend même plus compte. Chers collègues, faites attention au repas de midi et comptez combien de fois on se plaint des élèves et combien de fois on se réjouit… ET dites-moi dans quel état d’esprit on se rend en classe après ça ? Quel plaisir vous avez à retrouver des élèves sur lesquels on s’est répandu pendant des plombes ? Aucun.

Il m’arrive de faire des cupcakes aussi, avant d’aller en cours, en corrigeant des copies, en remplissant les bulletins.

Certes, le niveau baisse. Oui, les élèves sont plus mauvais qu’avant parce qu’ils ont plein de défauts dont la paresse et le manque de rigueur, le manque de maturité et l’addiction aux réseaux sociaux. Et ça, malheureusement, on ne pourra rien y changer à notre échelle. Il y a une éducation à faire avec les parents, les enfants, les profs et ça ne sera pas fait en un jour.

Il y a peu de temps, un de mes élèves me dit « bah de toutes façons on est nuls. Tout le monde dit qu’on n’est bon à rien les jeunes ».

Les gâteaux de la vieille bique ont tellement de succès qu’ils arrivent à traverser les générations.

Mince alors ! Le discours des adultes arrivent jusqu’aux oreilles de nos enfants et n’ont pas du tout l’effet escompté. Nous qui nous plaignons qu’ils ne nous écoutent jamais ! Les voilà dépositaires d’une parole qui au lieu d’entraîner un sursaut, les décourage.

Comment faire alors pour créer ce sursaut ? Le constat est fait et plus que fait donc que pouvons-nous faire pour leur donner l’envie? Le débat à mon avis se pose ici. Le réel enjeu c’est comment faire pour que nos jeunes redécouvrent le plaisir de l’école et le goût du travail.

Il y a du travail pour une vie je pense mais vaut mieux ça plutôt que de devenir une vieille bique, non ?