« Une façon d’un peu se respirer le cœur »

Love actually, 2003

L’été est là, la fin d’année approche à grand pas.

Les classes sont presque vides mis à part pour les 3e qui sont en révision.

Les cinquième sont trois cet après-midi. Par chance, il reste les cool kids, les vraiment pénibles ont pris des vacances anticipées.

-Vous êtes trois ? Entrez les irréductibles gaulois !

-Ah mais je viendrai jusqu’au dernier jour c’est sûr, me dit Noah, avec un petit sourire malicieux.

Ce qui est sûr c’est qu’ils ne viennent pas pour nous. C’est ce moment de l’année où ils adorent venir au collège mais pas du tout pour travailler. Ils aiment se retrouver entre eux, tranquillement, chiller en récréation ou en permanence.

Côté prof c’est un peu déstabilisant:

-Ben… ils sont là et puis moi j’ai pas bouclé mon programme alors faudrait qu’on travaille un peu quand même mais bon je sens bien qu’ils viennent pas du tout pour ça.

Honnêtement, c’est le moment de lâcher prise là dessus et de se faire plaisir.

Mais quand même, ce sourire-là, on ne me la fait pas à moi.

Je fais l’appel et j’arrive au prénom de « Marianne ».

-Elle est à la fête de l’école de son petit frère, elle sera là lundi, me répond promptement Noah.

-T’es bien au courant de son emploi du temps. Je crois qu’elle m’a dit bonnes vacances hier, pourtant.

-Ouiiii mais en fait… elle va venir. Bon Madame, Marianne et moi je crois qu’on est ensemble.

Non mais j’en peux plus de ces gosses! Il y avait longtemps que je n’avais pas fait courrier du cœur.

-Comment ça, tu crois ?

-Ben, je sais pas. Depuis hier elle est toujours avec moi, elle veut me faire des câlins et me prendre la main.

-Ok, mais toi, ça te fait plaisir ?

-Ben oui grave ! Mais c’est nouveau, elle ne le faisait jamais avant ! Et puis, elle ne veut pas qu’on se montre devant tout le monde.

Les deux autres à côté boivent ces paroles et espèrent sans doute, bientôt, ne plus vivre leur vie par procuration.

-C’est pas un problème, ça. Peut-être qu’elle est discrète ou pudique et que tu es le premier garçon à qui elle avoue ses sentiments. Il n’y a pas de mal.

-Ah non mais moi tout me va ! Mais bon je sais pas si elle m’aime, si elle est amoureuse quoi.

-Alors ça, mon grand… à 12 ans ou à 50, ce sera l’éternelle question. Il n’y a pas de garantie en amour. Tu prends le risque et tu verras bien.

-Ouais ben de toutes façons…

-T’es déjà amoureux ! lui souffle Nelly à côté. T’as pas fini !

-Nelly elle parle, mais elle aussi elle a un amoureux.

-Ah oui ?

-Oui… il est en troisième. C’est Georges-Alain.

-Hein, en troisième ???!!! Mais il est trop vieux pour toi !

-Mais l’amour n’a pas d’âge madame !

-Alors mes petits chats, je vais remettre ma casquette de vieille reloue mais… à votre âge, l’amour a un âge, justement. Vous ne pouvez pas vous comparer à des adultes. A votre âge, une année de plus compte double voire triple. Un garçon de 15 presque 16 ans n’a pas la même vision ni les mêmes attentes qu’une jeune fille de 12 ou 13 ans. Tu comprends ? Et par amour, on fait beaucoup de choses et on n’ose pas dire qu’on ne veut pas faire quelque chose. Vraiment, j’insiste, fais attention et sois à l’écoute de ce que tu ressens et n’aies pas peur de perdre quelqu’un qui, s’il ne te respecte pas, ne te mérite pas.

-C’est vrai ça… me dit-elle, persuadée, je le vois bien, d’être bien plus mature, et sans doute l’est-elle, que les jeunes de son âge.

Consentement, amour, preuves d’amour… vaste sujet. En espérant, simplement qu’ils ne paient pas au prix fort les expériences de la vie.

La fin d’année approche, j’ai encore quelques histoires. Pas de quoi tenir au rythme de ces dernières semaines mais peut-être une fois par semaine.

Si tu es là, fais moi un signe et je serai là.

Le maître d’école

Cette année, nous est arrivé en 5e un élève de Mayotte.

Mayotte, officiellement, c’est la France. Sauf que le mahorais reste la langue la plus parlée et qu’il y a encore une bonne part de la population qui ne parle ni ne lit le français.

Quand je travaillais dans la ZUP, il y avait une forte communauté mahoraise. Ils étaient très sages mais ne comprenaient presque rien à ce qui se passait en classe. C’était une situation horrible que l’on essayait de compenser par la présence d’AESH aussi démunis que nous.

Ils devraient bénéficier du dispositif UPE2A, c’est à dire bénéficier de cours de français langue seconde pour assurer leur inclusion en classe. Mais Mayotte, c’est la France vous comprenez. Donc ils ne peuvent rentrer dans le dispositif puisque la langue officielle de Mayotte est le français.

Sauf que dans les faits…

Adama est donc arrivé en cours d’année. Il parlait très peu français mais a été adopté par l’ensemble de la classe en un temps record. Quelque chose devait irradier de lui: fille comme garçon, ils se disputaient pour avoir le droit de s’asseoir à côté de lui.

Comme il avait une graphie plutôt correcte, je me disais qu’il ne comprenait pas encore bien le français mais que cela allait s’améliorer au fil du temps.

J’ai mis du temps, bien trop de temps à réaliser qu’en réalité il ne lisait pas du tout. Lors d’une séance en demi groupe, je lui ai demandé s’il voulait que je lui sorte des fiches pour qu’on essaye d’apprendre à lire.

-oui, je veux bien.

-Mais je dois te dire, que ça ressemblera à des fiches pour tout petits, avec des images et des mots faciles. Il ne nous reste pas beaucoup de temps, on fera au mieux. Tu es sûr que ça ne te fait rien ?

-Non, non c’est bon.

Le cours suivant, je le mets donc en face de moi à côté d’Abdel.

Alors celui-là avec ses dents de toutes les tailles et son sourire de gredin, je l’adore. Il écrit comme un chat, a une orthographe conceptuelle, ne comprend pas tout ce qu’il lit mais lève toujours la main pour participer.

Bref, ce jour-là je fais mon cours sur les compléments circonstanciels. Je leur fais recopier les exemples afin qu’ils parviennent à dégager les trois propriétés de la leçon et je reste quelques minutes avec Adama pour lui faire entendre le son P dans «poule », « pantalon » et « jupe ». Puis je retourne vers les autres. C’est du bricolage, on est d’accord.

Au bout de la troisième fiche, je me retourne et je vois Abdel en train de taper dans les mains pour compter les syllabes.

-PAN-clap-TA-clap-LON-clap. Où est le -p-?

-Mais qu’est ce que tu fais ?

-Ben je fais comme vous, il avait fini l’exercice. Par contre, c’est bien un oiseau le mot qui est dessiné là? Je comprends pas, il n’y a pas de -p- dedans…

-Oui, c’est un oiseau mais c’est « pie » le mot que tu cherches.

-ahhh oui.

Et il reprend imperturbable:

-Alors dans « Pie » est ce que tu entends le son -p- ?

Ces gamins, chaque jour ils me blastent. Et c’est pas faute de m’en plaindre souvent.

Ils sont un tel condensé d’humanité et d’innocence parfois que j’aurais envie que le temps s’arrête pour pouvoir juste m’asseoir et les regarder.

-Tu sais que tu ferais un super maître d’école ?

-haha oui ! Abdel le maître d’école du bled !

-Je crois que tu as le truc. En revanche un maître d’école… il a une jolie écriture et une belle orthographe, faudrait les travailler pour que tu apprennes bien les lettres et les mots à tes élèves.

Il n’a rien dit mais son sourire montrait ses dents de toutes les tailles.

On passe notre temps à planter des graines, parfois on les arrose de soufflons et parfois de mots tendres. Souvent, le résultat est invisible pour les yeux mais j’aime à croire que même si cela se fait loin de moi, la graine germera un jour.

Dans les moments de doute ou de lassitude, quand ils t’épuisent et que rien ne va dans l’institution, quand la vie est trop lourde et que tu as envie de tout plaquer: n’oublie jamais que tu fais le plus beau métier du monde. Je sais, moi, comme tu es formidable.

Asphyxie

Première heure de la journée pour eux comme pour moi, entrée en classe plutôt calme et tranquille pour les 5eCata.

Ils savent que c’est la dernière séance avant le rendu du plan de travail. Les plus rapides ont déjà eu leur note et cela semble avoir motivé les autres.

Tout à coup, une sorte de légère agitation des filles se fait autour de Zoé.

Je gronde un peu:

-Ben alors les filles, c’est quoi ce bazar ? C’est pas parce qu’il y a R qui récite sa poésie que ça vous autorise à faire n’importe quoi.

Et là je vois Zoé qui fixe ses mains tremblantes.

-euh Madame, Zoé ne se sent pas bien.

-tu as mangé ce matin ?

-Oui…

– Viens me voir. Tu sais ce qui t’arrive ?

-Je crois que c’est une crise d’angoisse… murmure-t-elle.

-Ahh ben tu ne pouvais pas mieux tomber, tu ne le sais pas mais je suis spécialiste en crise d’angoisse. Viens on va prendre l’air dans le couloir.

La jeune brindille esquisse un très léger sourire.

-ça t’arrive souvent ?

-C’est la deuxième fois…

-Et est-ce que tu sais comment on la fait passer ?

-Non…

Ma petite élève est serrée sous mon bras avec ses jambes qui peinent à la porter.

-Déjà, sache que ce n’est rien. ça finit toujours par passer. Concentre-toi sur ta respiration et écoute-moi te raconter des bêtises. Ok ?

Peu à peu, les tremblements cessent et le rose revient sur les joues. Les autres n’en ont pas profité pour retourner la classe. Ils sont restés là un peu interloqués. Il faut le vivre pour comprendre.

Quelle plaie…. plus ou moins fréquentes selon les périodes, plus ou moins fortes. Avec le temps on apprend à les gérer, à les reconnaître, à les sentir venir. Pas toujours simple de se dire qu’on ne va pas mourir là tout de suite au feu rouge ou le cadis plein au supermarché. Cette sensation qui écrase la poitrine, qui vous fait ressentir le fonctionnement d’organes muets d’habitude, les oreilles qui se bouchent, le sang qui se glace. L’idée écrasante que la moindre épreuve sera insurmontable, que l’on n’est capable de rien si ce n’est se rouler en boule dans son lit en attendant que la vie passe. ça passe toujours, c’est vrai. Mais parfois c’est si fort qu’on en laisse filer le temps et les opportunités. Mais le temps fait son œuvre et nous fait grandir et se dire alors, j’ai peur, j’ai très peur mais ça va aller, je peux m’en sortir. Lutter avec soi-même comme seul ennemi.

-Il y a des moyens pour calmer l’angoisse. Il faut trouver ce qui te fait du bien, ce qui t’apaise. Ecrire, chanter à tue-tête, danser, courir, peindre des arbres en aquarelle. Ne t’inquiète pas, tu n’es pas seule.

pour chanter à tue-tête

Où certains poussent d’un coup

« Oui, bonjour Madame C., c’est le professeur principal d’Anil,

-Oui… ?»

On le reconnaît ce petit « oui » inquiet qui dit « allez qu’est ce qu’il a fait encore ? Achevez-moi ça ira plus vite. »

« Je voulais vous parler de son stage…

– ça s’est mal passé? Vous avez eu un retour de son patron ? »

Maman c’est un job à plein temps, je le sais, vous le savez, tout le monde le sait. C’est balancer entre l’inquiétude perpétuelle de mal faire, qu’il arrive quelque chose de mal ou que des instances jugent que vous faites mal.

La maman d’Anil, je l’aime bien. C’est la première fois que j’ai son fils en classe mais je la connais depuis quelques années. Elle est une des mamans du Conseil d’Administration. Les mamans du CA c’est quelque chose, il faudra que j’en parle à l’occasion.

Avec son voile et son franc parler, elle ne passe pas inaperçue. Elle était aussi au conseil de classe et elle applique très scrupuleusement la règle « c’est pas pour ton enfant que tu t’es engagée mais pour tous . »

Alors quand j’ai demandé après mon petit laïus sur l’attitude certes sympathique d’Anil mais complètement je m’en foutiste quant à sa scolarité, qu’on lui mette une mise en garde travail, elle a poliment dit que « c’était mérité. »

Lorsque je l’ai rencontré et qu’on a commencé à parler d’orientation, je lui ai dit:

« Vous savez l’école est faite pour un type d’élève. Et il y a plein d’enfants différents. C’est pas parce qu’il n’aime pas l’école maintenant qu’il ne l’aimera jamais. Ce n’est pas parce qu’il n’est pas bon scolairement qu’il est bon à rien. Loin de là ! Quand il aura trouvé sa voie, tout va changer. Ce n’est pas votre faute, je sais que vous faites tout ce que vous pouvez.

-Vous avez raison, ça fait du bien de l’entendre. »

Alors cet après-midi avant d’aller nous promener, je l’ai appelée:

« …non au contraire. Ce stage en carrosserie a été une révélation pour lui. Il en parle à tous les cours de français ! Il m’a demandé s’il aurait le droit d’aller faire une semaine supplémentaire parce que son patron l’a beaucoup apprécié et qu’il lui propose un apprentissage.

-Oui, il était vraiment content de se lever tous les matins pour travailler.

-il a grandi en 15 jours, c’est fou ! Le voilà qui donne des conseils d’orientation à tout le monde. En plaisantant je lui ai demandé s’il en rêvait la nuit de son garage et il m’a répondu que oui. Je suis très heureuse pour lui. Il n’a plus qu’à faire en sorte que son dossier tienne la route mais je suis confiante.

-ça fait plaisir à entendre. Merci à vous. »

Le plus beau c’était de l’entendre expliquer aux autres qu’en apprentissage il aurait moins de vacances et que la vraie vie allait commencer.

Avec son mètre 90 déjà bien tassé, ce gaillard de 14 ans et demi, a déjà des airs de grand homme.

Où ça fait du bien de rire

En ce moment, les cours, c’est bizarre. On ne sait pas qui sera là demain ni si on sera là demain. Je guette les deux barres sur mes auto tests comme je les guettais sur mes tests de grossesse d’antan.

J’ai l’impression de vivre le Squid Game, la récompense en moins.

Déjà qu’en cette période je me sens en mal d’inspiration et que je cherche parfois le sens de mon métier mais alors les élèves… ils sont comme en suspens !

Ils ont l’impression de jouer à la loterie des jours vaqués. Va-t-on venir me chercher ? Vais-je rester à la maison pour une semaine ? Et c’est comme ça tous les jours. C’est usant. On perd tous le fil et la tête.

Aujourd’hui, deux heures avec les troisièmes de retour de stage. Il y a 8 absents. On commence la nouvelle séquence sur la satire.

Pour casser notre routine, je les emmène en salle informatique faire leur recherche sur ce bon vieux Voltaire. Il faut savoir les surprendre.

A la disposition du prof se trouve un outil magique: la Supervision. Vous pouvez surveiller et contrôler les ordis des élèves depuis le poste prof.

J’adore jouer à l’espionne alors autant vous dire que j’utilise toutes les fonctionnalités:

– surveiller les écrans: la base. Vidéo projecteur allumé et leur écran en plein écran. « Mais dis moi A. Je ne crois pas que Voltaire faisait de la moto, si ? »

-bloquer les ordis à distance: chaque fois que l’un d’eux est sur un site différent que ceux imposés pour la recherche, un cadenas apparaît sur son écran. J’aimerais tellement vous les prendre en photo quand ça leur arrive. K demande discrètement à son voisin ce qu’il a fait car l’ordi ne marche plus.

-le chat: vous pouvez leur envoyer un petit mot qui apparaît sous la forme d’une boîte de dialogue sur leur écran. « Travaille!!! » « Mais comment il sait l’ordi que je dois travailler ?!!! »

B. Qui n’est pas né de la dernière pluie vient me voir « Vous avez l’air d’un peu trop vous amuser Madame. vous faites quoi ?

-Rien, rien, mon travail.

Apparement, il ne m’a pas pris au mot parce que quand je suis allée jeter un œil sur son écran, j’ai trouvé ça:

C’est quand ils m’attrapent que je les aime le plus.