
Ce matin je suis montée fouiller mes vieux cartons dans le grenier de mes parents. Beaucoup de boîtes sont là-haut et contiennent principalement des cours et des livres. J’en ai descendu quelques-unes qui prenaient sagement la poussière à la recherche d’un ancien butin livresque introuvable sur mes étagères.
Monter dans le grenier c’est remonter le temps dans un théâtre d’ombres chinoises. Tout est emballé, bâché et empaqueté. Il faut donc deviner à la silhouette de l’objet ou au poids des cartons ce qui se cache. La nacelle de Léon dans laquelle il a dormi les deux premiers mois de son existence, son vieux siège auto et sa poussette cohabitent avec les valises, les coussins des chaises de la terrasse et les piles de cartons de ma sœur et moi.
J’en ai pris quatre au hasard de leur poids.
C’était comme retrouver d’anciens jouets oubliés avec le plaisir renouvelé de la première fois.
Il y avait en vrac des éditions de Rabelais, Duras, la série des Murena jusqu’au tome 5, les romans d’Hanif Kureishi, un Camus, toute la collection de romans du XVIIIe siècle que l’on avait patiemment collectée avec mes deux inséparables de la fac parce qu’ils faisaient l’objet d’une unique réédition cette année-là et que l’on ne comptait pas la rater, des manuels d’initiation au latin « Le petit monde de Quartila » et une énorme boîte d’archives pleine de classeurs.
Chaque classeur est estampillé « Hypokhâgne 2006 – *nom de la matière* ». Chaque feuille est rangée dans une pochette plastique avec le document qui lui est attachée. Tout est classé et trié.
Mince alors, j’ai apparemment été organisée à une époque de ma vie.
L’hypokhâgne…
C’est une année qui me coûte encore cher en thérapie.
Je vais donc gentiment sortir chaque feuille, recycler les pochettes et les classeurs pour mes fiches d’orthographe et tout jeter à la poubelle.
Mais rouvrir les classeurs m’a fait reparcourir en deux heures toute cette année. Et j’y ai vu passer:
–L’histoire du capitalisme, La question sociale, « la dynamique protestante », les cours sur Adam Smith, les polycopiés d’SES 1, SES 2… « Eh papa ! Tu te plains de m’entendre dénoncer le capitalisme à longueur de journée mais avoue que j’ai été formée pour savoir de quoi je parle ! »
-les cours sur la Seconde République, la première guerre mondiale, la seconde, la décolonisation. Ah tiens ! Ce dossier sur la guerre d’Algérie. C’est vrai que le prof nous avait emmenés voir La question d’Henri Alleg. Le documentaire était tiré de son livre et traitait des tortures durant la guerre. C’était quand même fort comme sortie scolaire, je ne me souvenais pas qu’il était aussi engagé.
– les citations de Pascal et Montaigne, les cours sur les Essais, la mythologie dans les années 1930, une méthode de rédaction d’une compo française
-les cours de civilisation sur la religion anglicane, le parlement anglais, les listes de vocabulaire, les méthodes, toutes les versions anglaises et les articles à traduire, …
Mais bon sang, qu’est-ce qu’on a engrangé comme informations en dix mois. Les cours étaient poussés, les docs bien montés. J’aurais dû m’y épanouir et dévorer tout ce que je pouvais. Pourquoi est-ce que j’en ai de telles séquelles ?
Puis j’ai retrouvé mes copies à la fin des classeurs. Et là encore, je me suis souvenue : « Vocabulaire basique », « argumentation maladroite et qui n’apporte rien» « votre copie commence fort mais a un gros ventre mou », « expression banale », « vous racontez mais n’analysez rien. »
Je leur en ai tellement voulu à ces profs. Mis à part mon prof de philo, ils m’ont tous fait me sentir comme la dernière des dernières, semaine après semaine. Les copies classées de la meilleure à la pire, les colles du soir deux fois par semaine, les soirées à apprendre des listes de vocabulaire et à ficher des livres entiers dans toutes les matières, les devoirs sur table du samedi matin et la douche froide du lundi…
Aujourd’hui, je sais que ce n’était pas contre moi, qu’ils n’ont aucune idée de l’impact qu’ils ont eu, des années de crise d’angoisse que je garde depuis, ils ne se rappellent même pas que j’ai passé la portes de ce lycée. Ils ne savent pas l’humiliation qu’ils m’ont fait vivre par moments et la honte que j’ai traînée des années durant. Ils ne savent pas que lorsqu’ils me demandaient quel était mon projet, je n’osais pas dire « passer l’agrégation » de peur qu’ils me rient au nez. Ils ne le savent pas parce qu’ils sont les instruments d’un système qui considère que l’élite fonctionne au « marche ou crève », qu’être intellectuel c’est d’ailleurs faire partie d’une élite, qu’ils ont été façonnés ainsi et qu’ils perpétuent les mêmes procédés qu’ils ont eux-mêmes subis année après année.
J’ai pris chacune de ces feuilles et je les ai jetées à la poubelle.
Quatorze ans dont trois années de thérapie plus tard, je peux jeter cette année à la poubelle et décider de ne garder que ce que j’en veux garder. Un dossier sur l’affaire Dreyfus pour m’aider sur Proust et un article de philosophie sur la nation par Ernest Renan.
Ma psy m’a dit un jour: « vous avez la faculté de trouver ce que vous gagnez dans la perte, ce que vous avez appris dans la douleur. »
J’ai connu d’autres années difficiles après l’hypokhâgne, bien plus difficiles encore. Ainsi va la vie, n’est-ce pas ?
Mais je peux le dire: j’en ai fini avec elle et je peux jeter ce carton sans me retourner.
Savoir se délester d’un passé trop douloureux est une vertu.
Mais tout ce qui a fait mal n’est pas à jeter.
Il reste des cartons que je n’ai pu me résoudre à jeter et que j’ai déposés en consigne. Il y a des cartons craquelés et un peu cabossés pleins de souvenirs, de larmes mais surtout de rêves dont le destin n’est pas de finir à la poubelle.
On en reparlera et peut-être qu’on les ouvrira ensemble.