Arles 2022

Joseph Craven « You’re an adult now kid »

Cette semaine, nous sommes allés aux Rencontres photographiques d’Arles. C’est la deuxième fois que j’y allais et j’en ressors avec des impressions aussi fortes que la première fois.

S’il y en a qui ne connaissent pas le concept sachez que, depuis plus de 50 ans, la ville d’Arles organise le rendez-vous photographique de l’année. 19 lieux d’expositions disséminés dans le centre élargi de la ville. Vous prenez un « pass journée » et vous pouvez assistez à tout.

Le charme du festival tient autant aux lieux choisis qu’aux expositions: de vieilles bâtisses, des hôtels particuliers, une abbaye, des jardins…

Mon préféré est le parc des ateliers: le parc paysagé sert d’écrin à l’ancienne forge de locomotives. La tour de l’architecte Franck Gehri vient secouer le décor et heurter le regard. Le ton du festival est donné d’emblée.

Cela doit être mon côté prof mais j’ai adoré l’expo des jeunes talents. Des étudiants du monde entier ont concouru sur le thème « Face à Face ». La photo au dessus est l’un des clichés agrandi qui occupait tout un pan de mur. Il a été pris par un élève de Central St Martin. C’est émouvant de voir la place qu’a l’art dans la vie de ces jeunes, leur niveau de réflexion et de conscience du monde qui les entoure.

D’ailleurs, Arles ne fait pas dans la légèreté. Si vous ignoriez que le monde va mal, les expo vont se charger de vous le rappeler. Les pauses sont vitales. Déjà, parce qu’il fait une chaleur de plomb et que l’on peut déterminer le nombre d’expos vues par chaque visiteur à l’odeur, ensuite parce que c’est lourd.

J’appelle ça « l’effet Arles ». A un moment, ça prend au ventre presque comme une indigestion. Il y a beaucoup d’images à intégrer assez horribles pour certaines et il faut aussi comprendre le parti pris de l’artiste et du commissaire de l’expo. L’expo qui retraçait les 160 ans de la Croix Rouge est assez représentative de cela. Le parcours commence par les affiches d’appel au dons de l’organisation puis amènent vers les reportages dans les pays sinistrés. L’expo n’est pas du tout laudative mais elle ne le dit pas explicitement.

Elle vous laisse devant ce genre d’affiche:

qui est une affiche qui, je trouve, questionne énormément la morale, le mythe du bon colon et la sexualité. Elle est complètement ethnocentrée. Et on n’est que dans la première salle. C’est en arrivant dans la seconde que l’on découvre « le manichéisme du héros et de la victime » comme motif récurrent du reportage de guerre et dans la quatrième que l’on comprend vraiment. En réalité, cette imagerie à été déployée à des fins marketings puisqu’elle propose des photo au pathos extrêmement fort. Vous avez systématiquement le héros médecin, soldat, qui vous voulez, mis en lumière face à une foule de visages anonymes en général le peuple victime. Le but étant d’obtenir des dons et de justifier aussi la présence de l’organisation.

C’est passionnant mais c’est une consommation culturelle quelque peu boulimique. Il faut le savoir.

Mention spéciale pour « Les avant-gardes du féminisme des années 1970 ».

Non mais quelle beauté s’il vous plait

Orlan – « Tentative pour sortir du cadre » (1966)

et pour le sourire de Georges Perec immortalisé par Babeth Mangolte en 1978 à NY

Bien entendu les têtes brûlées de l’art trouveront de quoi se faire secouer les méninges avec les performances. Il y a toujours un artiste pour filmer une modèle en train de ramper sur une bâche en plastique dans un justaucorps laissant croire qu’elle est nue et prendre en photo la marque laissée sur le plastique. Ils ont quand même obtenu le prix BMW donc j’imagine que c’est moi qui n’ai rien compris.

Ecoutez si ça ne fait pas pleurer, au moins ça fait sourire !

Elvis

Je suis enfin allée voir Elvis de mon adoré Baz et j’avais tellement envie d’en parler avec toi.

Je m’attendais à en prendre plein les yeux et les oreilles et je n’ai pas été déçue.

Ses films sont époustouflants. Il n’y a rien à dire ; la photographie est impeccable, la mise en scène extrêmement dynamique, colorée et le travail de la chronologie marqué par les allers-retours entre le passé de la jeunesse, le présent de l’action et celui de la narration prise en charge par le Colonel, est très fluide.

Les arrangements musicaux sont très modernes (je cherche péniblement des adjectifs parce que ce matin je n’ai vraiment que des « waouh » et des « arf » qui me viennent à l’esprit). Elvis est présent mais pas omniprésent et surtout il n’est pas la seule voix à être entendue ce qui permet d’aborder sa culture musicale tout en montrant l’actualité de sa musique.

L’hyperbole est partout ou presque. Je ne suis pas encore allée voir les interviews qui ont été faites à Cannes au moment de la sortie ni les différentes critiques pour pouvoir rester dans mon propre ressenti. Je ne sais donc pas réellement si l’exagération qui teinte certaines scènes sert à montrer que la vie d’Elvis était substantiellement too much ou si c’est partie de la fantasmagorie du réalisateur.

Je ne vais pas me lancer dans une critique de cinéma technique que je serai bien incapable de mener. Mais tu vois, cette nuit, le film a continué de tourner dans ma tête… et je trouve qu’il conduit à pas mal de réflexions. Peut-être que les puristes n’y ont pas trouvé leur compte. Pour ma part, je savais que je ne rechercherai pas la vérité de son histoire que je connais mal par ailleurs, mais la vision d’un artiste sur un autre.

Elvis est entré en musique comme certains rentrent en religion, par le biais d’une épiphanie. Le film raconte cette espèce de transe qu’il a expérimentée en entendant des chants gospel. Il y a d’abord une séquence filmée par le trou de la serrure où jeune adolescent, il observe un couple noir dans une danse extrêmement sensuelle puis il entend les voix de la chorale s’élever par-dessus le rythme blues et va participer à la célébration. Sa vision de la musique est ainsi symbolisée: une expérience à la fois érotico-sensuelle et spirituelle. Et quand face au tollé, aux menaces, aux plaintes il s’écrie indigné « Mais enfin, ma mère approuve ce que je fais, alors quel est le problème ? », on sent peser tout le poids d’une époque qui l’empêche d’être ce qu’il est. Là encore, il demeure une référence actuelle.

Passionnante la relation de co-dépendance entre son impresario et lui : bon j’ai bien compris que c’était un salaud qui a clairement abusé de la poule aux œufs d’or mais… on ne peut pas dire qu’il n’a rien fait pour lui non plus. Elvis est complètement dans son art, dans ses représentations et il n’a pas de vision pour lui-même. Il n’a d’ailleurs pas de dimension politique alors qu’il a la légitimité et l’influence pour jouer un rôle. Il pleure la mort de Luther-King mais n’a rien fait pour les droits civiques. Il subit la censure et voit ses amis noirs subir la ségrégation mais ne semble pas remettre en cause le système en place que lorsque celui-ci l’empêche de performer. De son côté Colonel Parker tente de répondre à tous les désirs de grandeur d’Elvis : il invente les produits dérivés, l’artiste en résidence à Las Vegas, les représentations par satellite, lui réserve les scènes les plus prestigieuses, le laisse libre de la direction artistique. Alors bien entendu, l’argent appelle l’argent et tout ceci n’a que pour but de créer du profit. Cela étant, la représentation qui est faite de leur lien en montre la complexité. Elvis aurait pu s’émanciper du Colonel mais il lui a laissé les mains libres pour gérer ce qu’il était incapable de gérer, il aimait également l’argent et arrosait tous ses amis et sa famille qui ne se sont pas priés pour en abuser. Il payait très cher sa tranquillité d’esprit. Je ne crois pas que ce serait lui rendre justice que de le faire passer pour une simple victime.

Sa relation avec Priscilla est touchante et très belle. Là encore, je soupçonne Baz Luhrmann d’être un grand romantique et d’avoir sublimé leur lien. Je ne lui jette pas la pierre. Leur rupture m’a tirée quelques larmes. C’est drôle comme une personnalité peut influer sur un prénom. Je trouvais que c’était un prénom assez peu gracieux. Et puis, en la voyant le porter, on en vient à le trouver aussi joli qu’elle. Magie universelle du prénom qui fusionne avec celle qui le porte au point d’en être indissociable. Je suis allée regarder l’étymologie de ce prénom très américain. Elle est latine et désigne quelque chose d’immémorial et de vénérable. C’est celle qui a toujours été et qui sera toujours là. Et ça lui va bien. Leur lien malgré la distance a subsisté et leur amour a permis de ne pas l’abîmer malgré la vie.

Je pourrais en parler encore longuement mais j’avais besoin de sortir tout ça et de me réjouir encore de ce que l’art peut remuer et provoquer.

Mention spéciale pour ma chanson préférée d’Elvis qui parcourt tout le film en de multiples arrangements, Can’t help falling in love.

Et puis la fin… mon dieu cette fin.

Tu l’as vu ?

Fleabag

Je suis tombée en amour à nouveau.

Ma nouvelle passion s’appelle Phoebe Waller-Bridge et j’ai dévoré en deux soirées les deux saisons de Fleabag.

A l’heure où j’écris j’ai écumé toutes les interviews disponibles sur Youtube juste pour l’entendre et tout savoir sur elle.

Fleabag ce n’est pas une nouveauté puisque la série s’est terminée en 2019. Mais quel bijou.

Comment vous raconter ?

Le synopsis en gros donne quelque chose comme ça: Fleabag est une femme qui tient un café à Londres et qui a des relations compliquées avec le genre humain.

Dit comme cela, ce n’est pas très vendeur et ça ressemble à 80% de la production de série actuelle qui ne parle pas d’apocalypse.

Pourtant, j’ai été bouleversée et je vais essayer d’expliquer ce qui a tant résonné.

L’intelligence et la finesse d’écriture: les répliques sont tout à tour acides, drôles, tristes, amères et nous font passer par tout le spectre émotionnel possible.

La beauté inhabituelle: réussir à voir le beau ailleurs que dans ce qu’on nous prescrit est précieux. Ici, les physiques sont atypiques. On voit le grain de la peau, les cernes, du ventre, des cuisses, des cheveux qui ne sont pas forcément longs ni lissés. Pardon mais regardez-moi ce nez ! Tous les personnages ont un physique qui a du relief et du mordant. C’est très beau de ne pas être comme tout le monde.

Le rôle joué par le quatrième mur: la façon dont est filmée la série est extrêmement subtile. Fleabag parle au spectateur et cela ajoute une connivence incroyable, pas du tout factice.

Les fins de saison sont sublimes : combien de série se contente de s’arrêter sur un suspense dramatique hypertrophié. Il n’y a que deux saisons et chacune d’elle se suffit à elle seule et se clôt parfaitement.

La longueur: deux saisons de 6 épisodes de 25 min. C’est court mais dense, intense et puissant.

Il y a beaucoup de sujets qui sont abordés comme le féminisme, la famille, le deuil, la perte, l’amour, la sexualité, le tabou, la spiritualité…

C’est d’une grande honnêteté.

« I don’t know what to do with it, with all the love I have for her. I don’t know where to put it. One of the two people I’ve loved the most is now gone and I’m left with all of these emotions and nowhere to put them. »

Le maître d’école

Cette année, nous est arrivé en 5e un élève de Mayotte.

Mayotte, officiellement, c’est la France. Sauf que le mahorais reste la langue la plus parlée et qu’il y a encore une bonne part de la population qui ne parle ni ne lit le français.

Quand je travaillais dans la ZUP, il y avait une forte communauté mahoraise. Ils étaient très sages mais ne comprenaient presque rien à ce qui se passait en classe. C’était une situation horrible que l’on essayait de compenser par la présence d’AESH aussi démunis que nous.

Ils devraient bénéficier du dispositif UPE2A, c’est à dire bénéficier de cours de français langue seconde pour assurer leur inclusion en classe. Mais Mayotte, c’est la France vous comprenez. Donc ils ne peuvent rentrer dans le dispositif puisque la langue officielle de Mayotte est le français.

Sauf que dans les faits…

Adama est donc arrivé en cours d’année. Il parlait très peu français mais a été adopté par l’ensemble de la classe en un temps record. Quelque chose devait irradier de lui: fille comme garçon, ils se disputaient pour avoir le droit de s’asseoir à côté de lui.

Comme il avait une graphie plutôt correcte, je me disais qu’il ne comprenait pas encore bien le français mais que cela allait s’améliorer au fil du temps.

J’ai mis du temps, bien trop de temps à réaliser qu’en réalité il ne lisait pas du tout. Lors d’une séance en demi groupe, je lui ai demandé s’il voulait que je lui sorte des fiches pour qu’on essaye d’apprendre à lire.

-oui, je veux bien.

-Mais je dois te dire, que ça ressemblera à des fiches pour tout petits, avec des images et des mots faciles. Il ne nous reste pas beaucoup de temps, on fera au mieux. Tu es sûr que ça ne te fait rien ?

-Non, non c’est bon.

Le cours suivant, je le mets donc en face de moi à côté d’Abdel.

Alors celui-là avec ses dents de toutes les tailles et son sourire de gredin, je l’adore. Il écrit comme un chat, a une orthographe conceptuelle, ne comprend pas tout ce qu’il lit mais lève toujours la main pour participer.

Bref, ce jour-là je fais mon cours sur les compléments circonstanciels. Je leur fais recopier les exemples afin qu’ils parviennent à dégager les trois propriétés de la leçon et je reste quelques minutes avec Adama pour lui faire entendre le son P dans «poule », « pantalon » et « jupe ». Puis je retourne vers les autres. C’est du bricolage, on est d’accord.

Au bout de la troisième fiche, je me retourne et je vois Abdel en train de taper dans les mains pour compter les syllabes.

-PAN-clap-TA-clap-LON-clap. Où est le -p-?

-Mais qu’est ce que tu fais ?

-Ben je fais comme vous, il avait fini l’exercice. Par contre, c’est bien un oiseau le mot qui est dessiné là? Je comprends pas, il n’y a pas de -p- dedans…

-Oui, c’est un oiseau mais c’est « pie » le mot que tu cherches.

-ahhh oui.

Et il reprend imperturbable:

-Alors dans « Pie » est ce que tu entends le son -p- ?

Ces gamins, chaque jour ils me blastent. Et c’est pas faute de m’en plaindre souvent.

Ils sont un tel condensé d’humanité et d’innocence parfois que j’aurais envie que le temps s’arrête pour pouvoir juste m’asseoir et les regarder.

-Tu sais que tu ferais un super maître d’école ?

-haha oui ! Abdel le maître d’école du bled !

-Je crois que tu as le truc. En revanche un maître d’école… il a une jolie écriture et une belle orthographe, faudrait les travailler pour que tu apprennes bien les lettres et les mots à tes élèves.

Il n’a rien dit mais son sourire montrait ses dents de toutes les tailles.

On passe notre temps à planter des graines, parfois on les arrose de soufflons et parfois de mots tendres. Souvent, le résultat est invisible pour les yeux mais j’aime à croire que même si cela se fait loin de moi, la graine germera un jour.

Dans les moments de doute ou de lassitude, quand ils t’épuisent et que rien ne va dans l’institution, quand la vie est trop lourde et que tu as envie de tout plaquer: n’oublie jamais que tu fais le plus beau métier du monde. Je sais, moi, comme tu es formidable.

« Combats et métamorphoses d’une femme »

Parmi toutes les choses que je raconte ici et qui concernent les élèves, j’avais envie de te parler de ce qui en ce moment « me fait vibrer », moi.

Je déteste cette expression mais elle dit quelque chose des réactions organiques que seul l’art est apte à produire.

Je ne sais pas si ça t’intéresse mais si cela éveille ta curiosité, j’en serai heureuse.

J’ai récemment découvert un auteur dont je n’arrive pas à me lasser et la grande nouveauté c’est qu’il est vivant.

D’habitude, je ne lis que des morts. Et plus la mort est ancienne et plus ils me plaisent. J’ai longtemps pensé que tout avait déjà été écrit, que les plus beaux textes étaient déjà publiés et que toute ma vie ne suffirait pas à les découvrir. Alors les vivants, qu’ont-ils à m’apporter ?

Tout de même… il y a des œuvres qui, il est vrai, racontent des choses que ni Hugo, ni Labé, ni même Rostand n’auraient pu écrire tant elles sont éloignées de leur époque.

Delphine de Vigan ou Sorj Chalendon m’ont été mis dans les mains accompagnés d’un sourire qui disait « Vas-y, fais moi confiance. »

Celui-là, je l’ai découvert toute seule et j’aimerais le laisser dans tes mains.

Il s’appelle Edouard Louis. Il a le poignant de Guibert et l’épure de Racine. Une sensibilité extraordinaire et touche sans le savoir à une vérité profonde. J’ai pleuré à la fin de chacun de ses livres. Son style est simple, sans fioriture mais tellement juste.

Je te laisse un extrait de celui que j’ai terminé hier qu’il adresse à sa mère.

Tu me diras ?

« Je ne voulais pas que tu saches qu’à neuf ou dix ans déjà je connaissais le goût de la mélancolie et du désespoir, que j’étais prématurément vieilli par ces sentiments en moi, que chaque matin je me réveillais avec ces questions dans la tête: pourquoi est-ce que j’étais la personne que j’étais? Pourquoi est-ce que j’étais né avec ces manières de filles, ces manières que les autres identifiaient, et ils avaient raison, comme la preuve de mon anormalité? Pourquoi est-ce que j’étais né avec ce désir pour les autres garçons et pas pour les filles comme mon père et mes frères? Pourquoi est-ce que je n’étais pas quelqu’un d’autre? La fois où, plusieurs années après tout ça, au cours d’une dispute je t’ai dit que j’avais détesté mon enfance, tu m’as regardé comme si j’étais fou et tu m’as dit: Mais tu souriais tout le temps!

Aujourd’hui, je regarde cette photo et je contemple ton sourire radieux. Elle est prise dans une salle de cinéma où, je crois, tu ne portes pas le masque de mon enfance. J’espère que j’en verrai d’autre. Tu es toujours très belle. »

Edouard Louis, Combats et métamorphoses d’une femme (2021)

(Edouard et sa mère)