Contrat de confiance

Sur les longs trajets pour aller au collège, j’en passe une bonne partie au téléphone avec ma sœur.

La magie du bluetooth permettant d’avoir les mains libres tout en faisant profiter à vos voisins motorisés d’à peu près toute votre conversation.

Comme vous n’êtes pas coincés au feu rouge en plein Montpellier avec moi, je vais vous faire profiter de nos grandes réflexions du matin.

Loulou aime bien entendre les dernières inventions de mes élèves et surtout leurs remarques sur tel ou tel sujets.

Et régulièrement elle me dit « Mais quand même ! Comment ils te parlent tes gosses ? Nous, on n’aurait jamais parlé comme ça à un de nos profs ! »

-Mais grave ! Le nombre de profs dont j’avais peur, moi ! Ils risquaient pas de savoir quoi que ce soit de ma vie ! »

Puis en y repensant, je nuancerai quand même. La majorité de mes profs étaient inaccessibles soit parce que leur posture le commandait soit parce que je les plaçais sur le Mont Olympe.

Mais il y avait ceux que j’adorais, dont je me sentais proche et suffisamment comprise pour parfois dire beaucoup de bêtises. Quand il n’y a plus de censure, on ouvre les vannes.

Je ne sais pas si dans mes premières années de prof, c’était conscient chez moi, surtout que les choses évoluent dans ma pratique chaque année, mais c’est la seconde catégorie qui était une inspiration.

Je n’ai jamais voulu être une entité inaccessible représentant quelque chose de supérieur. Ce n’est pas ma vision de l’enseignement.

Après, j’ai de bonne raisons de ne pas prendre les choses de haut : je mesure un mètre et demi, je pèse certes plus lourd le temps passant mais je ne suis pas encore un menhir et franchement ma cage thoracique n’offre pas une caisse de résonnance de contrebasse.

Disons que même si je le voulais, je n’ai pas tellement les moyens de la verticalité.

Et puis depuis toujours, l’autoritarisme (l’autorité elle-même peut-être), me gêne et me questionne.

Si on me demandait de résumer mes « principes » d’enseignement, une éthique si l’on veut je dirai :

-que mon but premier est de les amener à réfléchir, questionner, douter, construire, déconstruire leur pensée et leurs préjugés

-ensuite d’éveiller en eux l’envie de nourriture intellectuelles.

Pour atteindre cela, je leur fais lire des textes et voir des films qu’ils n’iraient pas voir d’eux-mêmes. Les miens sont au collège, sans doute les choses sont-elles différentes pour des lycéens.

J’ai donc besoin qu’ils me fassent confiance et qu’ils osent parler, se tromper, mal faire et me dire s’ils n’ont pas compris ou si quelque chose les dérange.

Pour ma part, le canal que j’ai choisi c’est celui d’une plus grande souplesse dans la gestion de classe et sur les temps de parole. Bien entendu ils ne dansent pas sur les tables dans une cacophonie générale mais ils est probable qu’ils se permettent de dire des choses qu’ils ne diraient pas ailleurs.

Ce n’est pas la seule façon d’enseigner. C’est encore une fois comme la parentalité, le couple, l’amitié et toutes les choses qui touchent à la relation humaine. Il en existe autant que d’individus. Il n’y a pas de hiérarchie mais un accord à trouver avec soi.

Un jour, quelqu’un m’a parlé des Quatre accords Toltèques et je pense que j’ai traité l’info avec l’arrogance dont je fais preuve face à tous les ouvrages de dév perso… « Que ta parole soit impeccable » dit l’un des quatre accords. C’est un vœu pieux, j’en conviens. Personnellement, deux minutes en voiture balaye 5 ans d’études de lettres et me transforme en rombière, néanmoins l’idée que la parole puisse avoir un pouvoir et qu’elle agit sur nous et sur ceux qui nous entoure se révèle vraie chaque jour.

Alors parler ensemble, parler toujours, par n’importe quel canal et maintenir le lien de près ou de loin et même pour dire n’importe quoi.

Prom day

Cette année n’en finit pas de finir mais malgré les corrections du brevet et mes deux dernières nuits quasi blanches, j’avais envie de vous raconter le bal des troisièmes.

Et j’ai peur de ne pas réussir à restituer cette soirée si particulière si j’attends trop longtemps.

Avec le covid, les festivités sont au point mort depuis deux ans. Pour autant, le bal a pu voir le jour grâce à l’entrain des élèves eux-mêmes et le support de la plus précieuse des CPE.

Il n’y a pas plus paradoxales que les fin d’année. La fatigue a conquis même les plus téméraires et pourtant c’est le temps du lâcher prise et des dernières fois avec les élèves. On se retrouve alors un peu coincé entre l’envie de dormir pendant des jours entiers et la mélancolie de devoir dire au revoir.

Mon dernier bal remonte au temps de la ville entre les remparts. C’était un moment de liesse immense, plein de rires et d’envie d’être ensemble.

Ce bal aussi était un feu d’artifice de bonne humeur.

C’était le plaisir de voir les profs, la vie sco, la direction et des parents se dandiner et faire le service pour offrir ce moment aux jeunes, les voir se régaler et laisser éclater toute la pression de l’année.

Le comité d’organisation avait vraiment mis les petits plats dans les grands.

J’ai compris que les choses étaient très sérieuses quand on s’est retrouvés à 13h à suivre des tutos YouTube du Madison et autre Jerusalema sous la direction artistique du prof de math au déhanché insoupçonnable.

Je n’ai pas fini de prendre des leçons d’engagement pédagogique, je vous le dis.

Quand ils ont découvert l’arche aux milles ballons, le tapis rouge, le matériel photo, le buffet, la salle et ses rubans, ils ont ouverts de grands yeux.

Quand on les a vu arriver en robe de satin, chemise, fraîchement parfumés, on a eu les yeux humides de fierté.

Et le sentiment partagé d’avoir créé ensemble un souvenir inoubliable et de sentir qu’il se mêle à ceux d’autrefois.

Il y avait dans l’air la douceur d’un trésor qui reste dans les pensées.

Le cœur en miel

Dernier conseil de classe pour la troisième dont je suis professeure principale. Comme l’année dernière, j’ai voulu que la synthèse des bulletins soit plus personnelle et qu’elle marque à la fois la fin d’une époque et le début du nouveau chapitre de leur vie.

Je ne sais pas si, quand je les leur ai lues, ils ont entendu que je leur disais à chacun au revoir et que ça avait été une grande fierté de les accompagner cette année dans leur moments de réussite mais aussi dans les batailles qu’ils ont dû livrer contre certains démons.

Sandro est arrivé d’Amérique latine l’année dernière. Sa mère et lui sont des réfugiés politiques. Elle était médecin dans son pays d’origine, aujourd’hui elle fait des ménages.

Il avait une telle colère en lui quelques mois en arrière qu’un jour, sans qu’il ne sache expliquer pourquoi il a démonté la porte des toilettes.

Il a eu pas mal de problèmes de comportement à gérer et il m’apparaissait comme un animal sauvage farouche.

J’avais du mal à me lier avec lui.

Un jour, pendant que les autres faisaient leur travail, je me suis assise à côté de lui et je lui ai demandé de m’expliquer pourquoi il faisait toutes ses bêtises.

-Tu veux bien me raconter ce qui s’est passé ?

Je n’ai rien dit de plus et j’ai attendu. Je me suis dit qu’il resterait prostré dans son silence, il n’avait aucune raison de se livrer à moi. Et puis:

-Je sais pas pourquoi je fais ça. J’étais en colère, très en colère.

Et tout en parlant, il serre les poings.

-C’est dur d’être en France, non ?

-Oui… Moi, je veux retourner chez moi ! Je veux voir mon père, faire mes études là bas.

-Je sais. Mais pour le moment c’est impossible. C’est nul, je suis tout à fait d’accord avec toi. Mais…ce qui va se passer c’est que si tu continues comme ça, tu vas avoir des problèmes encore plus gros à gérer. Tu as des raisons d’être en colère mais regarde aussi autour de toi, tu n’es pas seul.

Il y a S qui arrive du Maroc après un transit par l’Espagne qui redouble sa 3e pour avoir le niveau d’aller en seconde générale, il y a H arrivé il y a quelques mois et qui a appris le français en quelques semaines comme si elle était née avec, il y a A, arrivé d’une autre académie, qui était encore déscolarisé en octobre. Il y a ceux qui ont toujours été là et aux côtés de qui tu marches chaque jour.

Les racines poussent dans toutes les terres tant qu’on y fait attention.

Puis les semaines ont passé, il s’est calmé puis moins et a connu des hauts et des bas.

En février, on l’a reçu avec sa mère pour son Entretien d’orientation. Les notes sont correctes mais il ne montre aucune combativité et ne sait pas ce qu’il veut faire. Il répète qu’il veut rentrer, qu’il sait qu’il devrait faire plus d’efforts mais… Sa mère lui répète ce que probablement elle lui répète tous les jours qu’il doit travailler à l’école, faire des études et avoir un bon travail.

Elle pleure en lui parlant. Ma collègue d’espagnol qui est venue adorablement faire la traduction me regarde avec une boule dans la gorge.

Et quand tout à coup, il s’effondre…

On s’est toutes regardées: elle, la cheffe et moi. Je ne sais pas comment j’ai contenu mes larmes ce jour-là. Mais je n’oublierai pas cet entretien, ni aucune de nous je pense.

Il y a des êtres qui vous touchent en plein cœur.

Petit à petit, il s’est apaisé.

Il est souvent venu regarder ses notes avec moi, me parler des problèmes qu’ils rencontraient avec ses professeurs, me montrer son texte pour l’oral.

Et hier, quand je lui ai remis la décision du conseil de classe. Il m’a regardé avec un sourire qui disait « Aloorss? »

Et je pense qu’il a vu mes molaires tant j’étais heureuse pour lui.

A la fin du cours, il a attendu que la salle se vide. Il faisait des ronds de jambes et semblant de ranger son sac.

-Madame, je voulais vous dire merci. Vraiment.

-Merci pour quoi ?

-Pour la seconde générale.

-Je n’ai rien fait, moi. C’est ton travail. Je suis très fière de toi. Tu es content ?

-Oui, et je suis content pour ma mère.

-Maman c’est pour toi qu’elle souhaite le meilleur, alors sois aussi content pour toi, d’accord ?

Il y a des liens que l’on tisse, sans trop savoir comment ni pourquoi, d’un fil qui, malgré la distance et le silence, ne pourra jamais être rompu.

A toi, à vous

Si on remonte le long des archives de ce journal en ligne, on peut voir que le premier article date d’octobre 2015.

J’étais alors toute jeune titulaire de l’Education Nationale. Je découvrais ce que c’était qu’enseigner 18 heures dans une semaine et à quel point ma condition physique n’était pas assez bonne pour ça, je découvrais les postes partagés sur deux établissements, la vie de TZR, et surtout je faisais mes premiers pas en Education Prioritaire.

J’étais terrifiée et en même temps j’avais le sentiment de vivre chaque jour une nouvelle aventure et surtout j’avais des choses à raconter.

J’entendais déjà « Ah oui, c’est déjà les vacances ! haha en fait vous ne pouvez pas bosser plus de deux mois de suite. »

Et je me disais que s’ils venaient voir ce que c’était qu’une journée au collège peut-être qu’ils comprendraient. J’ai eu envie d’ouvrir un trou de souris pour les curieux, pour montrer ce qui se passe du côté du tableau.

Et puis, j’avais envie d’écrire.

Et puis j’avais envie d’être lue.

Ce n’est pas si simple à admettre, pas si simple de s’autoriser à le dire. Les rencontres de la vie ont permis de rendre ce besoin légitime.

C’est très difficile d’être lue par les gens qui vous connaissent. Comme je changeais de collège chaque année ce n’était pas un problème de passer incognito avec ces petits textes. C’est plus compliqué avec le poste fixe. Je me souviens que je cachais les publications à mes collègues pour qu’ils ne tombent pas dessus. Par pudeur, par crainte de mal évoquer leur réalité, par peur tout court.

Et le premier « Je ne savais pas que tu avais un blog, j’adore ! » en salle des profs.

Je sens encore la chaleur dans mes joues et la vapeur dans mes oreilles.

Alors, autant se jeter dans le vide et ne plus se cacher.

A ceux qui sont là depuis le début, à ceux qui ont croisé mon chemin, à ceux qui arrivent ici par hasard, vous comptez beaucoup.

Et j’aime tellement quand vous prenez la peine de me laisser un mot.

Ça me manque de ne pas vous lire, de ne pas savoir comment vous allez, dites-moi que la vie est douce malgré tout.

On n’écrit jamais que pour être lu, est-ce que vous êtes toujours là? Ici ou ailleurs.

Ma main dans ta main

Robert Doisneau, Retour à l’école

-Alors, le 9 juin c’est votre conseil de classe. Ensuite on passera aux vœux d’affectation pour la rentrée. Oral le 2 avant cela. Et puis le brevet est tard cette année, vous le savez. Avant de le passer, le premier tour des affectations sera passé et vous aurez normalement votre dossier d’inscription pour la rentrée prochaine. Pas de départ en vacances avant la fin du brevet et l’inscription, d’accord les Globe trotters?

Devant moi, des visages fermés, des regards inquiets et quelques têtes baissées. Mais surtout un lourd silence.

-ça va les enfants ?

Silence.

-c’est stressant cette fin d’année?

Kaïs, qui attend de se mettre au travail depuis septembre parce qu’il a préféré vivre la Vida Loca pour cette dernière année, murmure:

-Ouais, quand même un peu.

Ils le savent, les jeux sont pratiquement faits. Le conseil de classe est dans un mois; le deuxième brevet blanc est corrigé. Et la fameuse pression qu’on leur met depuis deux trimestres et demi semble les faire ployer sous son poids tout à coup.

Quand je les vois avec leur physique approximatif d’ados en cours de téléchargement, je ne peux m’empêcher de me demander quels adultes ils seront.

J’écoute beaucoup de podcasts qui parlent de création et de la vie d’artiste. Tous racontent la même chose: l’école ne les a jamais compris ou a voulu les caser dans des filières à des années lumière de leur envie et de leur talent. La fameuse conseillère d’orientation tout droit sortie d’un clip de Black M les fait encore trembler. Et à chaque fois, je sens mon estomac qui se rétracte. Et ça me rend si triste.

L’école n’est sans doute pas une fabrique à artistes, ce n’est pas sa vocation. Mais elle n’est pas non plus censée tuer les rêves.

-Je sais que c’est stressant. Mais vous allez enfin quitter le collège, démarrer le lycée et votre vie de jeunes adultes. C’est stimulant aussi, non ? Vous allez faire des choix et commencer à construire quelque chose.

Et toujours ce silence.

Alors le doute s’empare de moi. Au milieu des remontrances, des secouages en bonne et due forme, des plaintes sur le niveau, sur le manque de curiosité, la persévérance qu’il faut acquérir, des encouragements, des plannings de révisions, des leçons de grammaire et des sujets de rédaction, des piles de livres sortis de la réserve et des plans de travail imprimés le matin… n’ai-je pas oublié de leur dire d’oser rêver ?

-Hey, je vous ai répété qu’on était ensemble cette année, je ne vous laisse pas tomber. Vous le savez ça ?

Et un sourire timide se dessine.