des nouvelles de Tariq

Depuis le mois d’octobre, on a eu le temps de s’interroger et de se réunir pour parler de son cas. Tariq n’est pas nouveau au collège: arrivé en 4e avec ce niveau de décrochage, il est impossible que rien n’ait été tenté avant.

L’infirmière scolaire:

-Ouhhhh, lui c’est une énigme. On ne sait pas tout, on ne nous dit pas tout. Les parents sont séparés; le père n’est jamais venu. Il faut convoquer 10 fois la mère pour qu’elle vienne. On l’a alerté du décrochage. En plus, il est diabétique, il ne vient jamais à l’infirmerie pour qu’il fasse son dextro… On fait commission sur commission, rien ne change.

L’assistante sociale:

-A priori, il n’y a pas de souci financier particulier. Il est boursier comme la moitié de nos élèves. Rien de plus à signaler.

La collègue d’Espagnol, prof principale en 5e.

– Il est complètement perdu. Il écrit à peine ses cours, qui sont à peine lisibles, il ne comprend rien aux consignes. Si tu lui demandes s’il a besoin d’aide, il dit que non. Il a passé les tests pour la SEGPA, il a eu une notification, et une place, la famille a refusé.

A la remise des bulletins, la mère n’a pas pu venir, je lui ai donné un rdv mercredi midi, persuadée qu’elle ne viendrait pas.

Elle est venue.

Devant le bulletin de son fils qui plafonne à 3 de moyenne, elle est bien forcée de constater que son fils est au bout du rouleau. Il est absent un jour sur deux à cause de sa glycémie. « Mais maintenant que sa sœur est diabétique aussi, il le vit beaucoup mieux. Il trouve que c’est moins injuste. » Cette phrase glissée très calmement m’a fait froid dans le dos. « Il n’est pas du tout autonome. Il ne fait pas son dextro. Du coup il rentre à la maison soit en hyper soit en hypo. » Oui, effectivement ça doit le fatiguer. Pourquoi à 14 ans il n’est toujours pas autonome, c’est sans doute un déni, qui dure depuis plusieurs années et qui n’est pas traité. Je lui parle de la SEGPA: « ah non. On ne m’en a jamais parlé. Mais oui il faudrait y penser. »

Chers parents, ne nous mentez-pas. Une équipe éducative ça parle. Je débarque au collège cette année mais j’ai fait mes devoirs. Le dossier je l’ai lu, les personnels qui ont géré le dossier, je suis allée les consulter.

Je lui remets le bulletin en me disant que je verrai avec lui directement.

Ce qui me surprend chez lui, c’est que ses avants bras sont toujours découverts: il veut qu’on voit ses marques. « C’est mon chat ça madame ! Rien à voir. »

-Tu as déjà entendu parler de la SEGPA, Tariq ?

-Oui mais non madame, moi je reste là.

-et je peux savoir pourquoi ?

-parce que, moi je veux pas y aller en Segpa.

Une classe SEGPA est une classe à besoins aménagés. Les élèves sont en petits groupes, ils sont pris en charge par des professeurs des écoles spécialisés et concerne des élèves qui ont un niveau CE2. Pour les élèves, les SEGPA, c’est un podcast Youtube qui met en scène des élèves débiles qui font absolument n’importe quoi. Alors entrer en SEGPA, non merci. Pour les parents, ce doit être compliqué de digérer que son enfant a atteint un certain plafond, que non, l’été ne suffira pas à rattraper le retard, que le système tel qu’il est pensé n’est pas fait pour leur enfant. Ils entendent mais ne croient pas que l’on peut sortir de la SEGPA si l’élève progresse finalement ou si l’orientation s’avère une erreur. Et puis, l’acronyme est moche. Bref, c’est une affaire d’image et de packaging.

Je n’ai pas réussi à mettre une note à Tariq depuis le début de l’année. Je n’ai pas réussi malgré tous mes efforts à le faire aller au tableau pour corriger un exercice. Parfois il est là le matin et plus l’après-midi. Parfois, il est absent toute la semaine. Il a des amis, il est apprécié mais scolairement, il a décroché.

C’est le temps des EPO : entretien de pré-orientation des 4e. Certains ne vont pas continuer dans la filière générale.

Et vendredi, surprise dans ma boîte mail : Tariq accepte de tester la classe SEGPA. Il ira assister à deux heures de cours.

Je les fait rentrer en classe et je le prends à part pour lui dire que je suis ravie de la nouvelle:

-Ouai ma mère m’a forcé, dit-il avec une moue.

-Tu auras peut-être une bonne surprise.

-Mouai…

-C’est un essai, ça ne t’engage à rien. Tu trouves que là, la situation est viable ? Que tu gères ?

-Non, non c’est sûr.

-Alors qu’est-ce qu’on fait on tente un truc ou on se laisse couler ?  On te tend la main, prends-la, et fais-nous confiance. Si ça ne te plait pas, ta place ici ne va pas bouger.

-Oui madame… »

A la fin du cours, juste comme ça, il a mis du temps pour ranger ses affaires et il est venu me dire qu’il allait chez son père ce weekend.

– tu as l’air content

-Ouai ça va être super !

Affaire à suivre.

dilemme

Il y a une semaine, une de mes élèves vient me trouver. Elle a patiemment attendu que la classe se vide, rangé méticuleusement ses affaires pour ne pas éveiller les soupçons, mais comme cela n’en finissait pas, elle a fini par crier à sa copine:

« Bon, tu sors, je dois parler à la prof. »

J’avais observé son manège de loin mais son impatience m’a fait sourire.

« Voilà, me dit-elle, Tarik, il a des marques.

-Des marques ?

-Oui, qu’il se fait avec son compas, sur son bras. Mais Madame, il m’a demandé de ne rien vous dire. Mais bon c’est grave quand même ! Alors je vous le dis. Mais vous ne dites pas que c’est moi. »

Je remercie le dieu des Professeurs Principaux, qui a permis de me légitimer auprès de mes élèves trois semaines après la rentrée.

Quand je retrouve Tarik le lendemain en classe, je constate en effet les marques. Je choisis de ne rien dire encore pour ne pas trahir sa confidente. Fin de semaine, je lui demande de venir me voir à mon bureau.

« J’ai fait quelque chose de mal Madame ?

-Non, non pas du tout. C’est juste que je suis un peu inquiète pour toi. Tu te sens bien dans la classe ?

-Oui oui, pourquoi ?

-Et bien, parce que j’ai vu que tu avais des marques sur tes avant-bras. Et que ça me semble une bonne raison de s’inquiéter pour toi

– Ah ça ! C’est rien. C’est bon, c’est parce que mes parents travaillent tard le soir. Mais on en a parlé, ça va mieux.

-Bon, n’hésite pas si tu as besoin de quoi que ce soit. Tu viens me voir. »

Je n’ai pas cru un traître de mots de son histoire. Je vais voir la CPE à son propos.

-Ah oui Tarik. Il nous est arrivé l’année dernière. Très obscure sa famille. Les parents sont séparés. On comprend rien à ce qui se passe là bas.

La semaine prochaine, il y a rencontre parents profs, ma classe de 4e ressemblant plus à un Zoo qu’à une classe, je fais la liste de tous les parents que je veux voir (à peu près tous) absolument. Je nomme Tarik.

Dès la sonnerie, je le vois rappliquer à mon bureau.

-Euhhh madame, pourquoi vous voulez voir mes parents ?

-Ben pour les rencontrer tiens. Je suis très curieuse de les connaître.

-Oui mais euh… voilà… quoi… Vous pourriez ne pas leur parler de vous savez quoi. »

Et voilà. Nous y sommes. Le dilemme. Quelque soit le choix qui se présente, je foire un truc. En tant que maman, j’aimerais qu’on me prévienne que mon fils se fait du mal. En tant qu’enseignante, si je veux que mon élève continue de venir se confier à moi, je ne peux pas trahir son secret. Où que je me tourne, je peux blesser. Au fond, on sait toujours ce que dicte le cœur, il suffit de bien écouter. Désolée chers parents…

« Je vais faire ça pour toi Tarik, je ne vais rien dire à tes parents. Mais en échange, tu vas faire quelque chose pour moi, d’accord ? Je vais te prendre rdv chez l’infirmière pour parler de ce petit problème que tu as à gérer, et toi tout ce que tu as à faire, c’est d’aller au rdv, d’accord ?

-Ok, madame.  »

Affaire à suivre.