Conte d’automne en été

C’était un matin d’octobre. Je me souviens que c’était un vendredi parce que je devais conduire Léon à l’école avant d’aller au collège. Il faisait beau et encore doux ; nous étions dans la course habituelle : je lui criais de se dépêcher et lui, traînait comme d’habitude parce qu’il s’était rendu compte que je ne sais quel jouet réclamait soudain toute son attention.

Au milieu de mes râleries sur notre retard et du portail qu’on nous claquerait bientôt au nez, un message m’a arrêtée.

« Excusez-moi de vous déranger vous devez être en cours mais vous m’aviez passé votre numéro au cas où j’en avais besoin. Il se trouve que je sais pas quoi faire et je savais pas à qui m’adresser. »

Mon numéro ne circule pas parmi les élèves mais à lui,  je l’avais laissé lorsque l’année dernière, en visite pour son stage, il m’avait appris que la situation avec sa mère était intenable et qu’il dormait dans une épave de voiture qui traînait dans le quartier. Je lui avais dit alors : « Je te laisse mon numéro, je compte sur toi pour ne pas le donner. Je te fais confiance mais tu t’en sers en cas de besoin, ok ? »

Je vous ai déjà parlé de cet écorché vif que j’avais rebaptisé Zyad.

Son message a suspendu le temps et mille idées ont traversé mon esprit.

« Maman ! Maman ! On y va ? »

La course devait reprendre : attacher le petit, le conduire à l’école, répondre dans le même temps et prendre la route.

Puis un deuxième message a suivi :

« Ma mère a pété un câble, elle a brûlé toutes mes affaires. Le lycée, j’aime pas, je ne veux plus y aller. »

Je lui ai répondu que je devais emmener Léon à l’école mais que je serai au collège dans une heure s’il voulait m’y retrouver pour discuter.

Zyad a passé son année de troisième « couvé » par quatre adultes : son prof principal, Anna la surveillante, la CPE et moi. Les inquiétudes que mon collègue avait formulées à la fin de l’année résonnent sur le trajet :

« On a constitué un ersatz de famille pour lui… j’ai peur que le lycée ne puisse pas lui apporter toute l’attention dont il a besoin. Comment il va faire sans nous ? »

Et effectivement, il avait du mal à faire sans.

En deux messages, la famille de substitution est contactée et reformée pour l’occasion.

La CPE m’attendait à la grille : « Il est avec Anna, il t’attendait devant le portail, du coup je l’ai fait rentrer. »

On lui a donné le temps qu’on avait ce matin-là et un petit déjeuner car il ne se rappelait plus de son dernier repas.  

Il détestait le bac pro dans lequel il était :

« Madame, vous savez pas comment c’est ! Les profs, c’est pas comme ici. Ils sont pas respectés, ils disent rien et c’est le bazar tout le temps. Même une fois tous les élèves ont accusé le délégué d’avoir déclenché l’alarme et c’était pas vrai. Il a pris des jours d’exclusion. J’ai failli tous leur rentrer dedans. Moi, je veux changer de filière. Être transporteur routier, tranquille dans mon camion, tout seul. »

Malheureusement, on ne rentre pas comme ça en transport routier. C’est soumis à des examens médicaux et à des candidatures anticipées. Et la seconde était pleine en juillet dernier, pas de place de disponible si tant est qu’il puisse y entrer en cours d’année.

« Tu écris toujours ? Dans ton camion tu aurais le temps, tu crois ?

-Non, plus trop… mais j’ai lu les livres que vous m’avez donnés. »

Je lui avais offert mes deux recueils de Cioran dont l’un des titres, De l’inconvénient d’être né, l’avait interpellé.  A cette époque, il n’était pas seul à traverser le désert et on se reconnaissait dans cette plume acide et noire.

La CPE grâce à ses contacts a réussi cependant à le réaffecter en logistique et à lui trouver une chambre en internat. Elle lui a glissé l’idée d’aller en foyer.

« On en a déjà parlé… mais tu sais, c’est mieux que d’être dans la rue. Il va peut-être falloir y songer maintenant»

Il est reparti vers midi, apaisé.

Il m’a écrit quelques jours après pour me dire qu’il espérait que tout irait mieux.

J’ai songé écrire cette histoire quand elle s’est passée parce qu’elle portait en elle une lumière magnifique. Mais je n’y arrivais pas comme si elle était trop belle, trop facile pour être vraie.

Je n’ai plus eu de nouvelles de Zyad jusqu’au bal des troisièmes où Anna me dit :

« Tu as le bonjour de Zyad, il est passé au collège quand tu n’étais pas là.

-Ah ? Comment il va ?

-Ben il traîne dans le quartier toute la journée, il a arrêté le lycée.

-On n’a pas réussi à l’aider alors… ça me déchire le cœur.

-Tu sais, il y avait trop de forces qui allaient contre nous. »

Traîner nuit et jour dans le quartier n’est jamais une bonne nouvelle…

Il y a des messages qu’on écrit et qu’on efface par pudeur, par crainte de ne plus être à sa place, par impuissance aussi.

Il y a des messages qu’on rêve comme des prières, qu’on jette comme des bouteilles à la mer et qui diraient :    

« Tu comptes toujours et je suis là. J’espère que quelque part quelqu’un recueille tes peines, les change en joie et s’occupe de toi comme tu le mérites et comme, malheureusement, je n’ai pas réussi à le faire. »

Où ils ont passé leur oral blanc

Hier après-midi, le collège n’était peuplé que de profs et de troisièmes en hyperventilation et extrême sudation.

C’était l’épreuve d’oral blanc, la semaine de la reprise après quatre semaines loin de l’école, très loin pour certains. Je ne vais pas vous raconter les exposés mémorables que j’ai entendus parce qu’honnêtement je préfèrerai les oublier pour certains mais je vais vous raconter ceux de mes ouailles que je n’ai pas entendus mais qu’on m’a raconté.

Et comme je les retrouvais cet après-midi, ça a donné des échanges intéressants.

Je n’ai pas eu besoin de mener une enquête de la DGSE, les copains-collègues sont venus me raconter. Je savais tout.

Ils sont accueillis à la porte ce qui me permet de leur dire un ou deux mots à chacun.

J’ai donc pu annoncer à M, élève très réservée mais très sérieuse, si stressée lors des écrits du premier brevet blanc qu’elle s’était royalement plantée, qu’elle avait brillé aux dires de son jury aussi bien par son espagnol que par son exposé. Elle est rentrée en classe en faisant des bonds de cabri, loupé sa place et fait demi-tour toujours en sautant.

A N, que son exposé sur Arachné avait été très bien reçu.

« On m’a dit que tu étais légèrement stressé…

-Olalala Madame, j’ai perde 3 litres d’eau au moins, je n’arrivais même plus à signer mon nom. »

J’ai demandé à Dj. si c’était vrai que quand on lui avait demandé de définir un avortement il avait répondu :

« C’est quand on abandonne son bébé !!! Tu as dit un truc comme ça ? T’es sérieux ?

-Madame, ma bouche, elle a parlé toute seule ! Je vous jure, je sais pas pourquoi j’ai dit ça. »

« Et toi alors ? cette imprimante 3D tu les as bien embrouillés ?

-[avec un sourire magistral] pour un truc que j’ai commencé hier après-midi je m’en suis pas trop mal sorti.

-Mais quelle tchatche, ça te sauvera. »

(Je me suis bien gardée de lui dire que j’étais pareil à son âge et encore des années plus tard, mes soutenances de mémoire rédigée le matin de l’examen et ma devise de la prépa CAPES, si je passe les écrits, j’embrouille tout le monde à l’oral.)

Ce sont les élèves de l’autre classe qui, un peu mesquinement, avec un sourire entendu, m’ont dit que Nabil était « dégoûté de son passage ».

« Alors, ça s’est passé comment ?

-Bof, j’ai pas été bon.

-Comment ça ?

-Madame, elle m’a demandé la première ligne du roman. La première phrase de l‘Etranger. J’ai pas su répondre. Elle a cru que j’avais pas lu le livre j’en suis sûr. Ah ça « Aujourd’hui, maman est morte » Je vais plus jamais l’oublier.

-Hé c’est pas grave. C’était une question difficile et inattendue. C’est normal que tu aies perdu tes moyens. Mais n’oublie pas que c’était le blanc et que dans 3 semaines tu vas assurer. »

Et Nabil si sensible toujours, les yeux rouges, rentre en classe en reniflant et en hochant la tête.

Arrive, Zyad, en retard, les pieds qui traînent et la tête basse.

« Alors, t’as rien à me dire ?

-Ben, non…

-Ah oui ? On m’a parlé d’une fuite dans les toilettes.

-Qui vous l’a dit ?

-Qui ? Mais la légende ! On ne parle que de toi! Qu’est-ce qui t’as pris ? Tu n’étais pas au point mais tu aurais pu présenter quelque chose.

-Ben déjà j’avais pas envie de le faire. Mais je suis venu quand même pour qu’on dise pas que je suis lâche. Après j’ai voulu aller aux toilettes… et après j’en suis pas sorti jusqu’à ce qu’il soit trop tard… Et comme je savais pas quoi faire ni où aller, je suis sorti et je suis allé à la vie scolaire…

-Bon, t’as eu la trouille quoi.

-Mais non pas du tout ! J’ai pas la trouille. J’avais pas envie juste.

-Personne n’avait envie mais ils l’ont fait c’est pas une question d’envie et tu le sais très bien. Ton exposé n’était pas prêt et comme à chaque fois tu es persuadé d’être bête à manger du foin alors pour que personne ne te le dise en face, tu n’y vas pas. Comme ça on pourra pas dire que t’es bête ou nul ou incapable. On ne peut pas savoir et toi non plus. Tu le crois mais tu n’en as pas la preuve en somme. Sauf que tu fais erreur et je ne sais plus comment te le dire… Tu es loin d’être bête et quand tu accepteras de sauter dans le vide, tu verras que c’est moi qui ai raison et tu verras un nouveau champ des possibles. Alors dis-moi ce qui va se passer dans trois semaines.

-Chai pas… j’aurais toujours pas envie… je sais pas quoi faire.

-Demande pour voir.

-…

-Alors ?

-Vous pouvez m’aider ?

-Et ben voilà. Evidemment que je vais t’aider. On n’est pas à une heure près ensemble. On va s’en sortir et tu sais pourquoi ?

Parce qu’on n’a pas le choix. « 

Où je n’ai pas assez de bras

Mardi nous avons appris une mauvaise nouvelle. Un jeune homme de 17 ans a été tué lors d’une longue fusillade. C’était un ancien élève. Sa sœur est encore scolarisée parmi nous. C’était lundi. Il était à peine 19h. Je ne vais pas m’étendre sur la colère que nous portons en nous pour cette injustice, je ne vais même pas raconter la nausée qui nous prend quand on lit certaines réactions sous les articles.

Je vais vous raconter le chagrin.

Je ne le connaissais pas. Eux, oui. Ils ont perdu un des leurs. J’ai envie de dire, on a perdu l’un des nôtres car il est des endroits qui vous accueillent le cœur si grand ouvert, que même sans y dormir, on s’y sent chez nous. On y revient toujours.

Je n’étais pas présente mardi autrement que par la pensée. Je n’ai pas traversé cette journée avec eux. Je suis naïvement arrivée en classe ce matin en me disant que la vie avait repris son cours.

Et ça a été le cas. Jusqu’à 11h.

Mes classes de troisième me sont très chères. Je leur parle durement, je les malmène mais ils sont toujours là à m’écouter, parfois la tête baissée. Je ne les avais pas vu depuis lundi alors je me suis contentée de dire en introduction :

« Je suis désolée de n’avoir pas pu être avec vous mardi. J’aurais aimé affronter ce chagrin avec vous. Je suis là, en cas de besoin. »

Il y a eu un grand silence.

Pour comprendre comment cette heure de cours a pu finir comme elle a fini, je vais faire un détour et je vais vous parler de Zyad.

Il a 15 ans. Sa vie, c’est du Zola. Et en ce moment c’est dur. Il me touche parce qu’il dit des choses comme « Madame, j’ai été absent à votre cours parce que j’ai séché le cours d’histoire et quand j’ai dit que je voulais venir à votre cours quoiqu’il arrive; ils ne m’ont pas laissé remonter en classe. »

Zyad et Nabil sont amis et sont collés à mon bureau. Ils ne changeraient pas de place et le premier qui s’en approche… bon personne n’essaye, c’est vous dire.

Nabil vient s’installer comme d’habitude. Aujourd’hui ils ne se sont pas mis en rang. Ils sont entrés en silence les uns après les autres. ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille mais je parlais avec mes autres 3e et le cours a tardé à commencer.

Je ne vois pas Zyad. Il est au fond, au dernier rang, couché sur sa table.

-Qu’est-ce qu’il a ?

-Il a dormi l’heure d’avant. Il a joué je crois jusque tard. Il est fatigué. »

On est sur Voltaire en ce moment. Ils ont un monologue biographique à écrire (j’ai une pensée pour la fée qui m’a offert cette activité qui les laisse complètement autonomes). Ils commencent et je vais le voir.

Zyad est un dur. Il a le regard noir comme ses cheveux. Il n’est pas épais mais il en impose. Ce ne sont pas des vêtements qu’il porte, c’est une armure.

-Qu’est-ce que tu as ?

-Rien.

-Tu sais, moi, quand je suis couchée sur ma table ou le front collé à la fenêtre en me demandant ce que je fais là… ehhh… je me dis que c’est pas la grande forme.

Il sourit.

-ça va à la maison ?

-ça va.

Je sais qu’il ment.

-Tu veux me parler ?

-Y’a rien à dire.

-Tu te souviens lundi quand tu es venu me voir en me demandant de changer une heure de français en une heure de cours de vie ? Je vais te donner un cours de vie. Tu m’écoutes ? La vie c’est dur et c’est injuste. La vie ça fait mal. Ce n’est pas toujours comme ça. Tu es dans un train qui va vite. Tu montes dedans et tu vis ou tu restes à côté sur le quai de la gare. C’est possible, tu sais. Certains ne prendront jamais le train en marche. Ce que je vois en toi, c’est une force. Ce n’est pas parce qu’on va mal qu’on est faible. Quand je me sens fragile et vulnérable, j’ai envie de monter des murailles autour de moi. Alors je reste seule, je ne vais plus boire de café avec les collègues, j’écoute les mêmes chansons. Mais il y a toujours quelqu’un pour m’attraper la main et me ramener à la vie. Tu es spécial et je sais, pas parce que je suis Madame Irma, mais parce que j’ai des intuitions comme ça que je ne peux pas expliquer, que tu vas faire quelque chose de ta vie. J’y crois pour toi. Alors même si la réalité est dure et qu’on a envie de la fuir par tous les moyens. Reviens à la vie. »

Et son regard si dur s’est embué de larmes.

Et comme le chagrin est une énergie qui étreint, il s’est déferlé en cascade. Alors un, deux, trois puis pratiquement toute la classe s’est mise à pleurer. Parce que ça fait mal la vie. Parce que ça fait peur et que depuis mardi c’est encore plus lourd.

J’ai murmuré à ce jeune garçon qui refusait hier encore que j’écrive en exemple de grammaire « Zyad s’est assis à côté de Nabil parce qu’ils sont amis. » sous prétexte qu’il « ne s’assoit à côté de personne mais qu’on s’assoit à côté de lui »:

« tu as le droit de pleurer. »

Et comme un jeune enfant épuisé : il a sangloté dans mes bras. De longues minutes. Et personne n’a rien dit.

« Il a de la chance votre fils. Vous devez lui dire ça tous les jours. Moi, ma mère elle dit que je ferai rien de ma vie. »

Et c’est moi qui ai dû retenir mes larmes. Mais il faut comprendre pour pouvoir pardonner:

« Peut-être qu’on n’a jamais dit à ta mère qu’on l’aimait ou combien elle était unique. Peut-être qu’elle ne sait même pas que certains entendent des mots comme ça. Tu sais que tu lui ressembles beaucoup ? Tu es celui de ses enfants qui lui ressemble le plus il paraît. Quand on se déteste et qu’on voit en face de soi, son propre reflet, on est parfois très dur avec lui. Ce n’est pas à toi qu’elle parle ta mère. C’est à elle. Parce qu’elle a peur, parce qu’elle sait d’expérience qu’on peut voir ses enfants mal finir et parce qu’il faut les garder sur le droit chemin quoi qu’il en coûte: on crache des mots que malheureusement on ne peut plus reprendre. »

Et alors certains se sont approchés, et ils avaient besoin de bras, et j’ai ouvert les miens. Ils ne sont pas bien grands mais ils y ont trouvé une place.

Alors on arrêté le cours. On a respiré. J’ai porté leur chagrin. Je leur ai expliqué que ceux qui ne sont plus avec nous sont toujours en nous, qu’une simple pensée suffit à les invoquer. « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas », vous vous souvenez ? Demain, le soleil brillera encore. Et vous aurez traversé ça et vous serez fort de cela. Vous avez en vous, du fait des épreuves que vous devez traverser et qui sont si injustes, une arme redoutable qui fera que vous comprendrez les autres et leurs failles, que vous serez les adultes que vous promettez d’être. C’est votre histoire qui vous rend si spécial.

Et on a terminé dans le silence jusqu’à la sonnerie.

« Je finis à 15h30 mais ce soir je resterai jusqu’à 17h35. Ma porte est ouverte vous le savez. »

Et quand ça a sonné, je me suis tournée vers Ziyad et j’ai demandé:

« Tu étais dehors lundi soir?

-Oui.

-Tu allais au foot?

-Non, j’y allais. Et j’ai entendu.

-Je vais prendre le rôle de ta mère juste deux minutes et après je vais reprendre ma place. Tu veux bien ?

Je ne veux plus te savoir dehors. C’est terminé. Tu es au foot, au collège ou à la maison. Que ça crie ou que ça t’ignore, tu restes chez toi. S’il arrive quoi que ce soit à l’un d’entre vous, je ne m’en remettrai pas. Tu l’entends, ça ? Tu me le promets ? La vie c’est des choix. Savoir dire non, se choisir soi plutôt que les mirages, ça commence comme ça. Fais-toi ce cadeau, tu ne le regretteras pas.

Et il a hoché la tête, et j’ai envie de croire qu’il m’écoutera.

Où on parle tabou

Toujours dans la lancée de notre période sur l’engagement, les 3e ont dû composer un discours à propos d’une cause qui leur tient à cœur. Les choix étaient ouverts tous azimuts (féminisme, sexisme, racisme, écologie, homophobie,…).

« Ce ne sont pas les fléaux qui manquent en 2020. Alors à vous d’écrire sur quelque chose qui mériterait d’être changé. »

Ils s’y attellent plutôt studieusement, levant le doigt de temps en temps pour demander une orthographe. «Sexisme ça prend bien un y? »

Je vois mon solaire Nabil (celui qui s’est fait décolorer) un peu embêté. C’est vrai que c’est le deuxième texte engagé qu’ils doivent composer et sa muse semble partie en vacances avant lui.

De mon bureau, je le vois la tête entre ses mains.

-Qu’est-ce qui t’arrive ?

-Je sais plus quoi écrire, moi… j’ai tout donné sur le premier ! Vous pouvez pas me donner une cause à défendre ?

Ils savent qu’il ne faut pas me tendre des perches comme ça… ils cherchent aussi !

-Tu n’as qu’à écrire sur la gratuité des protections hygiéniques. Il y a un projet de loi sur le sujet qui a du mal à passer.

Se retournant vers son voisin Zyad:

-Les quoi ?

Les filles du premier rang éclatent de rire. Bon, il va falloir expliquer maintenant. C’est bien joli de faire de l’esprit…

-Bon Nabil, je ne t’apprends pas que depuis la nuit des temps les filles ont leurs règles. Les protections hygiéniques c’est ce qu’on utilise à ce moment du mois.

-et pourquoi ça devrait être gratuit ?

-Parce que ça coûte cher figure toi et que beaucoup de femmes dans la précarité ou dans la rue ont du mal à s’en procurer. Il y a un projet de loi qui a pour but de les rembourser.

Mon Nabil rosit comme une pivoine au printemps. Il respire un grand coup et demande.

-et pourquoi elle passe pas cette loi ?

-parce que c’est encore un tabou, que les représentants du peuple sont en majorité des hommes et que ce n’est pas vraiment un problème auquel ils sont confrontés.

Après une longue minute de silence où je m’attends à ce que finalement il botte en touche:

-bon, euh ok, je vais le faire. J’vais écrire là-dessus.

C’est eux qui me scotchent chaque fois. Ils n’ont peur de rien.

En passant dans les rangs, Zyad me tire discrètement par la manche:

-Madame, avec Nabil on n’est pas d’accords. On peut tout vous demander, hein ? Même si c’est bête?

-Je réponds à tout tant que j’ai la réponse, alors vas-y.

-N’est-ce pas que les filles elles ont leurs règles au début et après quand elles sont plus vierges c’est fini ?

Et oui… on en est là… ils ont dû se boucher les yeux et les oreilles durant leurs cours de SVT l’année dernière ou bien celui-ci, tombé pendant le confinement, aura été allègrement sauté. Me voilà donc en train d’expliquer la différence entre fécondité et sexualité, de la puberté à la ménopause.

-Mais nous, les garçons, on peut faire des enfants jusqu’à quel âge ?

-Techniquement, toute votre vie.

-Mais c’est dégueulasse ! pourquoi c’est injuste comme ça ?

-Disons que quand une femme veut faire un enfant, elle a besoin de chaque cellule de son corps. Il faut que tout soit encore en bon état pour pouvoir donner la vie. Alors que vous, ça ne concerne qu’un microscopique pourcentage de votre biologie.

-Ah ouais ok.

Sinon, on lit des livres aussi, je vous rassure. Mais bon, si des gosses de quartier se mettent à défendre la loi Tampax, les poètes ne m’en voudront pas du retard qu’on prend.